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L'AMOUR DE TOUTE UNE VIE EN ROSE

Il est aisé de tomber amoureux, il faut moins d'une seconde pour le ressentir. Pour se désirer, deux secondes suffisent. Pour s'aimer vraiment, cela prend beaucoup de temps. Quant à vivre ensemble, ce n'est que le début de l'érosion de l'amour. Alors que faire ? Un couple décide de vivre l'amour autrement, voici leur histoire.

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Texte original complet exclusif.
Tous droits réservés. Reproduction interdite

Vous êtes dans un salon avec des ampoules électriques, plus qu'il n'en faut pour qu'à minuit, il fasse midi. Il y a des hommes et des femmes, des hommes femmes, des femmes hommes, tout ce beau linge est bien habillé. Il y en a presque autant en peinture sur les murs napoléoniens qui ont vécu un second empire en pleine révolution usinière. L'exposition des capitaines d'industrie et de leurs légitimes reproductrices sur les cimaises de l'hôtel particulier témoigne du capital amassé. Les hommes accroissent les bénéfices, les femmes assurent les lignées.

Toute la famille de Monsieur y était représentée avec davantage d'embonpoint au fil des décennies. Tout d'abord l'ancêtre en sabot de bois qui avait été mécanicien de machines agricoles dans le Finistère. Enfin, Monsieur qui est l'empereur de la machine outil en première place, celle de l'Etoile à Paris. Une soixantaine d'années dans la troisième république pour porter le triomphe personnel devant l'arc impérial. Monsieur regarde de sa fenêtre de bureau, le cintre du monument et s'imagine poser sa veste dessus tant il est impérial dans sa réussite pécuniaire. A ce titre, il ouvre une banque au nom de son patronyme argenté pensant y attirer l'or qui lui fait tant défaut.

Février 1934, le 18, 22 heures. Le dit salon n'a que la béatitude des enrichis à montrer. L'argent coule à flot entre les bulles de champagne. On fête la naissance de la banque d'affaires. Les rois mages déposent des richesses dans les coffres de sûreté. Il devrait en ressortir des fortunes plus singulières encore. Le temps où l'on enterrait le magot de la famille sous le pommier du verger est terminé, la méthode ne fructifiait pas assez.

Chaque fonderie produit ses laitiers sidérurgiques. Un homme de l'assistance se distingue par l'usure de sa vêture, un gagne petit certainement. Il transpire ses appointements et risque la déchéance si jamais quiconque s'attarde à noter le lustrage de ses coudes. Petite tête saugrenue, petit crâne ordinaire, provincial sans-doute, coupé long pour économiser un coiffeur ; le brun moyen chasse une grande femme rose comme sa robe avec des effets satinés dessus. Elle fait au moins 1m85 de grandeur naturelle à laquelle il faut ajouter une coiffure en cheveux gris très élevés et des talons belle époque, c’est vraiment une grande dame qui perche plus haut que la tomate mâture tuteurée. Auparavant, du temps de ses virginités, elle était la crémière attitré d'un commerçant du Maine qui mourut gravement d'un accident de poireau.

Madame, l'épouse de Monsieur, est évasée, elle encombre, se fait déborder les promontoires et traque le gibier de sa potence. Son attirail suffit à la damnation des infidèles. Elle parle en chantant, d'un chant de circonstance. Elle entonne afin de plaire irrésistiblement. Elle parle énormément, elle ne jacasse pas, on suffoque à ses allitérations, on aspire à ses assonances.

Le racle chemise en défroque est tout autre, compressé de partout, son pif rentrant le faisant singe ; il ne parle pas, il agglutine ses timidités anarchiques tandis qu'elle converse à l'essentiel de la futilité, essentiellement avec des hommes grands et bien habillés. Les plus âgés ont son ancienneté, moins cinq ans. Les conversations sont suffisantes, méprisantes, acerbes, ennuyeuses sans regret ; les éclats de rires sont compassés. La hauteur d’esprit se dissout dans les béatitudes des bourgeois persuadés d'être propriétaires du soleil et de ses satellites, soit eux-mêmes. Ils sont tous différents à ceci près qu’ils ont le nombril proéminent ce qui les rend interchangeables. La consommatrice aux aguets en quête d'une plénitude perverse n'est pas dupe de la comédie. La débauche étant un moyen de locomotion pour parvenir à prendre des distances avec ses désillusions, elle circule entre plancher de Hongrie et tapis d'Orient pour choisir ses hommes. Le ton de sa voix sélectionne.

Dans ces soirées qualifiées de célèbres, on se fait voir pour les affaires et pour frayer. La dame en rose n’a pas d’affaires particulières, son mari gère un pourcentage du monde en dehors des affaires de lit qu'elle dilapide. Elle gère ses adhésions et s’il y avait un train dans ce grand hall pompeux, le train, les cheminots et le chef de gare lui seraient passés dessus à la queue le le sans aucune difficulté avant que les voyageurs impatients ne se présentent en file d'attente. Elle déraille de la fidélité avec toutes les positions sociales, y compris les positions animales dans les sous-bois de St Cloud ou sous les Magnolias de sa villa à Orgeval... Un manoir reconverti en baisodrome international ; toutes les cliques y sont venues s'y affaler. Sa vie est une étendue de lits de l'horizon de son enfance jusqu'à sa maturité avant terme, la femme rose allonge son corps et son âme chancelante dans toutes les romances utiles à ses vigueurs insatiables, éperdues. Sa litière est sa capacité nobiliaire. Elle en est devenue plantureuse. La reine des plantes vertes fait de l'ombre à toutes les épouses et les jeunesses mal dégourdies. Elle est une facile qui ne se plaint jamais mais qu'aucun n'a su divertir de son marasme épidermique. Elle refuse la garde pour adulte depuis que son père la visitait au petit matin avant d'aller traire ses vaches en Bretagne profonde. Profonde comme un inceste éducatif. Elle avait atteint cinq printemps en années et une vieillesse prématurée en tristesse. Maintenant que son âge corporel correspond à son âge spéculatif, elle assume sa dérive de notable dévergondée à qui on donnerait dix ou quinze ans de moins par respect de son endurance. Elle est admirée pour son manque de constance, ce qui permet à chacun d'y trouver son compte. Les épouses cocufiées ne soupçonnent aucun enracinement préjudiciable. Les époux rentrent dégourdis, estourbis mais fidèles à leur mariage. Il n'y a donc aucune offense, la dame rose régule et confirme les régimes matrimoniaux avec le panache de la bonne société qui sait taire ses penchants au bénéfice des sauves apparences.

Le dépourvu de treize ans son cadet environ feint différentes écoutes à certains propos énoncés de ci de là, de grappillon en grappillon. Il n'en dit pas trop parce qu'il ne sait que dire. Il quitte après que le discoureur s'esclaffe et que l'auditoire glousse. Il vogue de verre en verre pour se donner du courage ainsi qu'une contenance. Progressivement la distance entre son infortune et le nœud des prodigalités charnelles se réduit. La dame en rose est au grappillon suivant, altitude à la cime des cimes.

Le prétendant s'impose l'embardée pour éviter que la bonne société ne lui reproche son manque d’entrain à la conduite de la conquête de l’Everest. Il est décidé puisqu’elle l'a regardé il y a quelques minutes sans exprimer la moindre indifférence, ni le moindre intérêt. Elle est grise d'iris embués, il est bleu vaporeux.

Elle est le brouillard qui enveloppe silencieusement les peines et leurs causes, les bonnes comme les mauvaises. Elle ne distingue plus rien, pas même la pointe de ses pieds, ni celle de sa perte. Elle s'égare au mieux dans ce qu'elle refuse de refuser... Plus rien ne l'arrête, un rien l'immobiliserait.

Il est nuage, ses pensées en avaient pris le chemin avant son adolescence. Il n'a pas les ailes de son ambition. Une ambition qu'il a apprise à l'école quand certains fils d'ambitieux avaient tout à portée de filiation. Né de pas grande chose, il s'est mis à rêver au dessus de ses nébulosités, aux dessus de son incapacité à s'élever. Plutôt que de subir le mépris de sa naissance par ceux qui le relégueraient, il cherche des moyens détournés pour appartenir, même petitement, même artificiellement au milieu qui permet les ascensions sociales. Pour cela, il faut parvenir à l'exploit de la saison des salons. Le salon de la dame en rose est le plus coté au printemps, peut-être avril, tout dépendra du climat et de la transhumance vers Orgeval.

Le novice pense qu’il est enfin toléré dans le cercle solaire, il a mesuré son approche par petites touches, de cercles en cercles vers l'astre suprême. Il s'imagine y être. Elle soupèse le sot briqué, gominé. Il ne voit rien qu'elle, déjà vaste en sa présence débordante... Après neuf mois d'atermoiement durant des soirées navrantes faites d'occasions manquées, il ose au risque d'éclabousser l'assistance tant la pression est forte :
— Pardonnez-moi Madame, je souhaiterais m’entretenir avec vous, cela serait-il possible ?
Un couple en bande à part vient d'entendre la demande et affiche le narquois, le possédé du soir vient de se dévoiler... Un souffle, un murmure, l'amphi est informé, le mari jette un œil sur la mauviette. Il s'en remettra, une simple fausse couche. Rien à craindre... La jalousie ne sera pas de mise et les cartes vont rapporter dix fois plus, le jeu est plus séduisant qu'un croupion de crémière périmée. Il l'aime la voir se vautrer cela est devenu sa seule obsession. La dame rose n'avait pas l'inspiration en cet instant. Ni jeu, ni joute, pas même une enfilade de compliments sur sa féminité qui extasie toujours, n'ont affolé sa hardiesse depuis trois heures de salonnerie. Tout est facile, sans présence, sans absence, rien que de la rectitude embourgeoisée. Elle est floue sur ses dispositions.
— Pourquoi pas Monsieur, je vous rejoins dans quelques minutes au salon tilleul.

L’effronté quelque peu émoustillé par la vraiment très grande dame s’est permis d’envisager une ascension qui durerait au moins deux heures tant les parois sont vertigineuses. Le petit ferblantier est content, il a obtenu l'argenterie d'une entrevue. Certes, il n’est pas le premier de la soirée, et ne sera pas le dernier, quoi qu'il espère une fonte des neiges éternelles dans une alcôve inédite. En être, mais à part, orgueil oblige. Il se veut différent, il ne l'est pas tant que cela. Il patauge dans le convenu avec la maladresse du canard boiteux qu'il est.

Il s'impatiente dans le tilleul qui infuse depuis la fin de la guerre des tranchées. Une couleur de paix, de douceur, après le sang versé. Une idée de Madame juste après son union arrangée avec le cousin à la main baladeuse mais au portefeuille bien épais. Le bourgeois épaissi prospère pendant que Madame se désespère de commencer sérieusement à vieillir. Cette femme parvient à sa saison finale que l'on juge superbement tardive. Elle est un record absolu de représentation avec ses cheveux gris et son nez en pipeau tiré par une ride verticale là où personne n'en laisserait une apparaître tant la féminité s'en offusquerait.

Elle vient à la proposition imminente avec une allure de girafe forcie, la pièce est petite, à moins que ce ne soit la femme qui soit démesurée. Le plénipotentiaire du bon ouvrage ramène moins son torse. La dame donne le vertige. Les lèvres s'engagent, elles palpent les prononciations, mâchent la respiration.
— Qu’avez-vous à me dire Monsieur ? Monsieur ?
Elle souhaite identifier le promoteur, il s'anonymise et découvre la honte dans ses pulsions.
— Je ne sais plus, j’ai perdu tous mes moyens. Enfin plus exactement je ne sais pas comment vous le dire sans vous choquer ou je ne sais quoi d’autre.
— Puis-je vous aider ?

Il baisse la tête et se reprend avant même de comprendre que de voir cette femme lui est plus agréable que de penser à son ridicule.

— Vous missionnez, vous aimeriez mes attentions pour trouver votre rang. Ne pas m'avoir eu en possession est un discrédit dans les industries. L'échec entame la compétitivité commerçante. Ne pas savoir se vendre à la facilité ne saurait satisfaire le commerce. Votre propos est gorgé de votre désir et comme vous ne semblez pas expert dans la ritournelle et sans doute dans les préliminaires, votre esprit s’embrouille. Vous êtes un inconnu fiévreux peut-être d'un instinct moins mercantile que vous ne le voudriez. Le troc vous fait hésiter, m'investir, pour fructifier vos dispositions...
— Oui l’idée de faire partie de la liste de vos employés de commerce m’a traversé l’esprit mais imaginons un instant que vous m’accordiez cette faveur je crois que je serais incapable de mener la moindre équipée. Je ne saurais vous dire pourquoi si ce n’est peut-être que votre présence me touche plus que mon besoin de vous toucher. Je suis à califourchon entre mon ambition à trouver l'emploi de ma survie, et la décence de la méthode pour y parvenir.
— Haha, expression maladroite monsieur devant une dame. Des scrupules, à quoi bon, le commerce en est exempt alors ne vous encombrez pas de précautions, voulez-vous demain ? Entre 10heures et 11heures, ensuite je dois accompagner ma belle-mère à la messe. Une heure est un temps courant qui vous permettra de faire vos preuves sans risquer l'acharnement déplaisant, du forçat qui sue sa peine.
— Oui et non justement, tel est mon embarras, vous êtes une grande dame…
— Vous n’en manquez aucune… Etes-vous là pour rappeler ma taille ? 1.88m depuis l’âge de mes 19 ans. Une taille gigantesque et très encombrante.
— Pas tant que cela Madame, elle vous donne l’allure d’un sommet à gravir et seul un alpiniste précautionneux pourrait atteindre sans vous blesser. Je me rends compte que je n’ai pas cette expertise et que j’aurais aimé que vous m’appreniez la démarche. Le mot démarche n’est pas bien choisi…
— A défaut d’être bien choisi, il est compréhensible… Vous réquisitionnez une initiatrice…
— Non, vous, avec votre aide.
— Pataud en apparence, tireur avisé en réalité. Vous êtes redoutable pour une dame, vous l’attireriez aisément vers l’amour.
— Madame, aucune femme ne s’est sentie aimée de moi, négligée certainement. Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps. J'ignore les façons que vous avez brièvement évoquées… Vous êtes une grande dame, permettez-moi de vous demander de vous en souvenir…
— Vous battez déjà en retraite.
— Au mot retraite, je ne lui donne pas le sens de la défaite mais celui d’une méditation. Nous aurons certainement l’occasion de nous revoir ici ou ailleurs, j’ai l'honneur de vous demander de me concéder un avantage.
— Lequel ?
— M'autorisez-vous à vous regarder dans vos déplacements. Je sais qu’un regard insistant est désagréable à supporter. Intrusif, sans égard… Je vous promets de ne pas être libidineux simplement contemplatif.
— Soit que vous soyez un immense calculateur, soit que vous êtes sincère.
— Je suis sincère…
— Laissez-moi en juger à l’usage. Très bien monsieur, vous avez l’autorisation de m’épier à distance, à distance raisonnable, comprenez bien le sens du mot raisonnable…
Elle se retourne, il la regarde partir...  Elle lui dit :
— Que contemplez-vous Monsieur ?
— Ce que vous avez deviné…
— La bête n’est pas morte.
— La bête s’est enfuie, seul mon sourire est ragaillardit parce qu'il ne capture pas, il est simplement heureux d’être en paix grâce à votre amabilité. Vous êtes une grande dame, j’en ai la preuve désormais.

Elle a légèrement levé la tête, elle pourrait avoir expiré plus fort qu’habituellement.

Retour dans l’étuve, elle a vite repris sa vie comme si de rien était à ceci près qu’à chaque intermède entre chaque moustachus ou barbus qui se positionnent pour la nuit exaltée, elle scrute ses alentours afin de surprendre le freluquet éminemment dangereux pour elle. Elle pourrait succomber par inadvertance et s’en mordre les doigts avec le sens du sacrifice. Le veilleur est toujours à midi, ni trop loin, ni trop près, la mesure est la bonne. Il n’est plus en ébullition et découvre la satisfaction d’être autorisé par une dame. Il ne s’était jamais préoccupé des autorisations d’accès. Il avait forcé parfois la cadence, poussé les portails avant de repartir sans les refermer… Pas souvent, il est vrai… Il n’était pas un grand consommateur. La consommation lui faisait craindre la perte de goût.

Un peu plus tard, à l'heure des cigares, la négociation s’est portée sur un grand blond à moustache qui a une mine d’Anglais dévergondé et stupide. Elle rit sans omettre de regarder autour d’elle. Il n’est pas absent, elle sait qu’elle glisse sur la pente de son refus qui s’appelle renoncement. Elle rejette le british qui devient cramoisi. La dame en rose n'avait jamais éconduit quiconque en public. Certes, l'Anglais minaude sans échapper aux poncifs mais de là à provoquer l'esclandre comme une sulfureuse de trottoir réfute le pourliche du client trop pingre, il y a toute l'étendue du champ de bataille qui parvient aux oreilles du mari... Pris pour un cocu, pour la première fois de son mariage, il s'agace et formule.
— Ma femme souffre du ventre depuis quelques jours.
Certains y croient, la simplicité est parfois la maîtresse du genre humain. D'autres trouvent le justificatif inexcusable. La partie de cartes est moins concentrée, on préférerait tirer à boulet rouge sur la dame en rose. Une femme en passage ne repousse pas, elle se met en évitement racé. L'hôtesse des accueils fortuits a un comportement de bas étage. On est déçu. Très déçu même. Des messieurs en attente ne s'exposeront pas aux paris de la culbute en cette soirée vérolée.

Lui, est magnétisé. Qu’il le veuille ou non, il est condamné à être amoureux. Ce n’est pas fait pour lui déplaire. Il calcule les risques et les périls, l’addition gagne sur la soustraction. Il va suivre du regard… La dame en rose s'assoit parmi les vieilles, les anciennes divinités escamotées par le temps masculins qui passe plus vite que celui des horloges. Elle n'est pas fatiguée, elle n'est pas exaltée, elle n'est pas heureuse, elle sait qu'elle a rencontré un badaud plus nonchalant qu'à l'accoutumée. Elle sait qu'elle est amoureuse d'un petit engoncé du col. Elle sourit à une femme bègue de 76 ans qui se persuade que sa diatribe contre le manque de religiosité des basses couches est intéressante. La dame en rose s'attarde sur le petiot qui goutte un champagne de satisfaction. Elle admet qu'il est magnifiquement insignifiant, translucide à l'eau claire. Sans usage pour l'indécence propre comme à la décence figurée.

Les lumières s’éteignent.

Il aura fallu six semaines pour qu’ils se retrouvent face à face dans un autre salon. Cette fois-ci, les distances n’étaient pas les mêmes. Chacun d'eux savait que l’intrigue avait tissé des fibres de manque pour l'un comme pour l'autre. Le manque, il n’y a rien de tel pour fabriquer un lien entre deux êtres.

Ils ont tourné manège après un vague bonsoir, ils se sont évités pour être plus absorbés par la volupté de leurs troubles. Pour apparat, la grande dame a choisi un gris étrange de brouillasse. Un tissu gris de pudeur tourmentée. Elle offre sa pudeur nouvelle à la contemplation bourgeoise dans l'hémicycle d'un général déconsidéré par ses incuries dans des commandements coloniaux. Le gradé avait convié Paris en séance pour redorer son autorité et sauver sa carrière en escomptant une quelconque esbroufe de son réseau d'influence. La représentation était ailleurs. Ostensiblement, amoureux joueur, le petit comptable élimé, sombre à souhait, susceptible d'assombrir un fossoyeur sinistre, glisse à l’oreille de sa disponible, à 22h13 :
— Du rose au gris du jeu à l’émotion… Merci.
Ce sont les joues de la dame grise qui rosissent… Ils se sourient, tout est bien plus fort qu'eux et cela se voit et monte aux pupilles des curieux forts nombreux dans la salle de spectacle où l'émotion est un fléau qui sépare la société de ses graines à scandale.

Le général est agacé, l'amourette de boulevard dans la tribune de sa renommée fait désordre. On jase sur les thèmes des amours incongrues, on parie sur la date des échauffourées, nul ne s'inquiète de la carrière du chef étoilé et de la proximité de sa retraite forcée.

23h38, on se prépare à des retours à domicile pour les uns, à des hôtels pour d’autres. La grande dame n’a pris personne pour cuissarde. Elle vient à lui devant les derniers invités médusés par l’effronterie. On sait qu’il n’y a pas eu coucherie. Les limiers de la gaudriole ont fait des rapports circonstanciés attestant clairement que la dame de l'industrie et le paltoquet de bureau ne s’étaient pas entrevus depuis leur première rencontre. On sait qu’il n’y a pas eu de lettres échangées, les domestiques en témoignent. On sait tout et on ne sait rien, ce qui est amplement suffisant pour supputer un amour illicite de grande envergure, de ceux qui amènent le tapage et le drame, voire les assises parfois. La dame déclame sa nervosité :
— Imaginez Monsieur que je sois éprise de vous que ferez-vous pour m’épargner votre abandon… Ne vous raidissez pas, vous m’aimeriez avec fougue combien d’années… D’années, me voilà prétentieuse, combien de jours devrais-je dire… Quand vous me trouverez trop grande pour vous que deviendrais-je, si ce n’est qu’une larme destinée à mon inondation.
— Je n’ai pas la réponse sur la question de la durée des frissons. Je suis frileux depuis que nous avons parlé d’amour sans prononcer le mot, ce soir qu’il est sur la table je ne sais que miser sans vous mentir.
— Votre honnêteté vous fait me perdre à jamais.
— Je préfère vous perdre que de vous aimer par négligence. Vous avez raison, je n’ai pas à vous infliger le moindre doute, la moindre ignorance. Oui, le temps nous abuse et pas qu'un peu, il nous fait croire à l’immortalité d'un sentiment au plus mauvais moment, quand rien n'est vécu.
— Mon mari et moi quittons la France demain et ceci pour plusieurs années. Voulez-vous une nuit d’adieu ?
— Vous vous rendez compte de l’immense présent que vous me faites, tous mes sens en fête, toutes mes envies en pâmoison… Je souhaite vous prouver mon dénuement. Je renonce au plaisir pour que vous gardiez le souvenir du sacrifice qu’un homme peut faire rien que pour être autorisé, sans que vous ne puissiez le refuser, un « je vous aime » des plus modestes.
— Je saurai prendre soin de votre confidence. Prenons l'habitude de nous aimer sans nous voir. On dit que rien n'altère une vie rêvée... Je vais le découvrir en pensant à vous souvent.

Ils ne se sont pas salués pour ne pas être distants.

Les lumières s’éteignent

1951, 24 mai, du côté de l'Assemblée nationale, des députés en chaleur politicienne votent une loi d'allègements fiscaux alors que le gouvernement réclame des hausses d'impôts pour combler le déficit public de plus de 500 milliards de francs. Après Dien Bien Phu et ses morts pour la colonie, avant la mort de Colette, après un début de mois pluvieux et glacial, avant un été pourri, du côté du jardin des Tuileries, et de son grand bassin circulaire, la luminosité est satisfaisante.

— Madame, Monsieur, bonjour, je suis photographe et je n’ai pas pu m’empêcher de vous photographier quand vous vous êtes embrassés, c’était si tendre que mon déclencheur n’a pas été très pudique. J’expose mes photos dans une galerie rue de l’Odéon. Est-ce que vous m’autorisez à faire un tirage de cette photo. Je vous en supplie, je suis sûre que ce sera la plus belle des photos.
— Si Madame y consent…
Le ton est joufflu, cérémonieux. Le comptable est toujours aussi engoncé.

La jeune reporter est un éclat, un pétillement, un refus de s'abstenir.
— Madame ? Vous le dites d'une drôle de manière. Vous n’êtes pas mariés… Cela ne me regarde pas mais... Vous semblez si émus, vous venez de vous rencontrer, c’est pour cela qu’il y avait tant de magie, cette réserve merveilleuse qui voulait tout dire…
— Je connais Monsieur depuis 17 ans. Nous nous aimons depuis tout ce temps sans être en couple et vous avez assisté à notre premier baiser… Mûrement réfléchi !
La grande dame ridée comme une pomme asséchée, s’amuse à se raconter… Le monde a changé, on s’étale dans les journaux, on en parle dans les couloirs du métro, il y a plus de poussières collantes sur les vitres des immeubles haussmanniens, on vit une époque moderne, la photo se superpose à la peinture. L'instantané remplace la durée.

La blonde photographique porte un pantalon ocre et une cotonnade pistache informe, une élégance sans aucune élégance, un style sans style. La jeunette veut savoir ce qu’elle a photographié.
— Pardonnez ma curiosité, mais je ne comprends pas.
— Racontez Monsieur, j’y apporterais les alinéas si nécessaire.
— En résumé Mademoiselle, j’ai rencontré Madame dans un salon mondain, il y a fort longtemps. J’ai tenté de m’en approcher avec toutes les maladresses que les hommes pratiquent pour exprimer leur désarroi auprès d’une dame… Madame m’a informé que l’éventuel sentiment que j’avais pour elle ne ferait pas long feu et qu’il était donc inenvisageable d’entamer des procédures grandiloquentes pour restreindre une intention par des pratiques que le temps aurait usé sans pouvoir en réchapper. Madame aurait accepté un amour grandissant, pas un amour déclinant, or l’amour faillit toujours. Après une absence de huit ans, nous nous sommes retrouvés et Madame m’a immédiatement fait la remarque de son vieillissement. J’aurais pu dire : « vous êtes toujours la même, je ne vois que vos yeux… ». Mensonges courtois. Madame avait vieilli, ses cheveux avaient blanchi. Surtout sur le front, elle avait attrapé un petit air de jeune grand-maman… Il y avait des cernes et surtout les joues qui commençaient à tomber en bajoues… De mon côté, j’avais engraissé sans notoriété. J’avais cédé devant la prophétie de la tyrannie du temps en amour. Il était probable que mon désir d’elle se serait émoussé. Bien sûr, il reste le refuge de la tendresse pour mille excuses mais au vu de l’intensité ressentie en sa présence, la tendresse eût été un lot de consolation désagréable tel le cadeau que vous recevez pour votre anniversaire qui vous indispose et que vous conservez par politesse. J’ai alors proposé à Madame, car il m’était insurmontable de ne pas la voir à nouveau avec de nouvelles rides, une mollesse plus marquée, que nous nous rencontrions une fois par an ici même, autour du bassin miroir, sur deux chaises quel que fût le temps et ceci le lendemain de son anniversaire justement. Nous avons marqué le temps ainsi, il a laissé son empreinte sur le visage d'une femme en vieillissement épousé. Son visage était mon cadeau des splendeurs car il ne suffisait plus d’aimer une femme qui m’avait brûlé, je me suis mis à aimer l'âge qui passe sur elle. Il n’a peur de rien, je suis passé de l’état de la retenue, à l’état de l'admiration et désormais l’acceptation de l’inexorable agressivité des ans. J’ai de moins en moins de souvenirs précis de l’instant de notre première rencontre, je me souviens d’une robe rose mais pour le reste si je devais témoigner de mon crime de possession, on me suspecterait de dissimulation. Par contre, je puis affirmer, Mademoiselle, que mes yeux respirent la peau de cette femme flétrie. Regardez la joue droite, cette ride qui finit en fourche au début du cou, elle m’obsède non pas dans le rejet mais dans sa continuation annuelle, elle s’allonge, elle s'étire comme un corps lascif. Cette ride me plaît, je ne peux pas me griser d’une peau lisse comme la vôtre. Vous êtes à croquer Mademoiselle et j’espère que l’on vous croque à votre souhait mais moi, je n’avais jamais effleuré Madame. Notre seule intimité est de nous prendre le bras quelques minutes en attendant le prochain mois de mai. L'obscénité de l’amour est de confier nos sentiments au désir des apparences.

— Je suis bouleversée. Vraiment bouleversée mais vous vous téléphonez au cours de l’année ? Non, vous devez vous écrire de longues et belles lettres d’amour ?
— Non mademoiselle, ni téléphone, ni courrier du cœur…
La grande dame reprend :
— Grand dieu non… Pour nous donner de nos nouvelles, raconter que je suis une veuve bienheureuse, que j’ai pris froid le soir de Noël, que la mode d’aujourd’hui me vieillit plus qu’elle ne m’habille… Un cortège de banalités qui ne dit rien qui vaille. Ce serait nourrir le temps qui passe à la cadence des non-événements. Je pense à cet homme chaque jour, jusqu’à l’heure de la sieste. Je prends le thé avec les songes invariables puis je me prépare à penser à ce que le temps ne m’a pas volé. Le sentiment sublime invariable surnage, je m’endors prête à la mort dans mon sommeil et me réveille avec l’envie de penser à lui…
—  Moi de même, Madame. J’ai constaté que je ne sais rien de vous et je n’ai pas besoin de savoir, besoin de faire connaissance avec le superflu, l’inaccessible complexité de l’être. J’ignore si vous êtes colérique, je ne sais pas si vous êtes chatouilleuse, pas même si vous avez la moindre religiosité. Etes-vous conservatrice ? Progressiste ? La botanique vous passionne-t-elle ? Tout cela, je n’en sais rien et mon ignorance me fait du bien, elle me préserve d'une éventuelle déception ou d'un questionnement qui virait au doute. Si j’avais à savoir quelque-chose peut-être me laisserais-je tenter à savoir combien de journées annuelles il nous reste à vivre, une, deux, quatre, six… J’aurais aimé faire mon au-revoir avec élégance, avec les mots qu’il faut et les silences nécessaires aux instants choisis…
La grande dame en ciel de tissu d’antan ajoute :
— Peut-être nous sommes nous embrassés sans réfléchir, parce que nous avons conscience, parce que nous sommes convaincus que notre dernière fois est proche et plutôt que de nous lamenter sur la mort de notre amour, nous avons préféré lui donner corps. Facétie, me direz-vous, mais nous sommes démunis devant la mort, même l’amour le plus intact n’y survit pas.
— Oui, mon amour, notre toujours se réduit en peau de chagrin. Nous nous sommes aimés du mieux qu’il nous était possible. La partie était perdue d’avance. Vous souvenez-vous de votre robe rose, je m’en souviens par des images qui me traversent l’esprit. Le jaillissement, la vision sont plus vrais et plus forts que la vue de l’époque, plus fort que le vécu. Puis la couleur s’échappe, je perds la netteté, je vis l'intensité et l'abandon conjugués. De vous, je n’ai que cette couleur qui me suffit.
— Madame, vous avez de la chance d’être aimée comme cela. Je ne sais pas si je pourrais vivre ainsi.
— Mademoiselle, libre à vous de vous donner au plaisir. J’ai connu de très nombreux hommes et je crois avoir connu tous les plaisirs mais pas avec Monsieur en effet. Le désir, vous le trouverez à tous les pas de porte, dans tous les lieux publics, parfois dans un lit mais rarement longtemps, rarement longuement. Jamais le plaisir ne crée de l’amour, il en donne l’illusion, il attire les bénéfices charnels, il s’use à chaque entrelacement, il s’accommode de la lassitude ; et vous qui croyez au bienfait du plaisir, sachez qu'il est votre ennemi juré, il est glacé malgré la chaleur qu’il dégage, il n’a pas d'âme, il vous broie et vous emporte vers la nostalgie des premiers instincts. Le clown ne s’habille pas en clown pour faire rire, il lui faut d’autres talents, celui de la suggestion par exemple… Son habit s’oublie, l’évasion d’un rire déclenché reste tant que la mémoire vous tient au corps.

— Pardon Madame, mais si Monsieur vous avait demandé ce baiser, il y a 17 ans, ou 10 ans peut-être, auriez-vous sacrifié cette éternité qui vous lie pour un moment d’égarement ou devrais-dire un retour à un amour avec une fin prévisible.
— Je ne vous répondrais pas Mademoiselle si ce n’est qu’il ne l’a pas fait.
— Vous formez un couple extraordinaire. J’ai de vous le plus beau des baisers, je tiens absolument que vous soyez présents à mon vernissage le mois prochain, le 26. Au 12 rue de l'Odéon à 20 heures… Je m'appelle...
Le fonctionnaire des minuties sursaute :
— Pas de nom Mademoiselle, les noms sont superflus, l'identification est une barrière, une précision qui amène le détail, le détail amène le souci des détails... Quoiqu'il en soit Mademoiselle, nous avons nos habitudes de couple, nous nous voyons une fois l’année et cette année est ce jour…
— Allons mon amour, nous ferons bien une exception, je tiens à voir si votre amour se voit sur la photographie.
La grande dame abandonne les précautions, la préservation n'a plus de raison d'être.
— Et si vous ne distinguez rien, Madame ?
Le rabaisse joie fait son œuvre, la vieille dame n'en démord pas.
— Avec ma vue qui baisse je suis sûre de prendre le flou, pour un trouble inexpugnable.
— Il se verra Madame, cet homme vous aime, je puis vous l’affirmer, vous...
Le jeune-femme s'est approprié l'histoire d'un amour, que va-t-elle en faire ?
Le comptable clos les comptes des sentiments vécus.
— Vous m’avez mené au plus haut Madame, sans le moindre vertige.

Nul besoin de se sourire, nul besoin de réagir, l'immobilité du couple s'installe à la manière qu'ils ont apprise.

La photographe, toute en joie parée, s’éloigne silencieusement en se retournant deux fois espérant un deuxième baiser. Un deuxième baiser fut une redite. Une habitude de couple, un tue l’amour...

— Eh bien Madame, de l’amour sur vos lèvres, un rendez vous dans quelques semaines, ne devenons-nous pas un couple exposé ?
— Il faut dire en exposition, une sorte d'amour pour toujours. Vous ai-je remercié de la vie que vous m’avez fait mener, Monsieur ?
— Oui, votre présence me le dit. Cette présence intérieure que je respire lentement pour jamais en abuser. Je crois que l'amour est un abus de velléités...
— Taisons-nous maintenant, nous allons trop en dire...

Une vapeur descend les Champs-Elysées et rentrera dans deux minutes dans le parc, l'heure tourne encore et encore.

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