Abbaye de Landévennec - légende de la ville d'Ys du roi Gradlon

Christophe-Paulin de La Poix de Fréminville, dit le Chevalier de Fréminville, visite la Bretagne à plusieurs occasions entre 1827 et 1844. Il publie ses observations à propos de la presqu'île de Crozon.

Après avoir examiné, décrit et dessiné tous les monuments anciens que renferme la paroisse de Crozon, j'étais impatient d'aller visiter les ruines de la célèbre abbaye de Landévennec, le plus ancien monument du Finistère après ceux des Druides, puisqu'il date des premières époques de l'introduction du Christianisme dans la Bretagne. Je m'empressai donc de m'y rendre, et d'autant plus que ces ruines, déjà si défigurées, sont menacées d'une totale et prochaine destruction, la main vandale des industriels d'aujourd'hui ne respectant rien, et leur âme étroite et desséchée ne voyant qu'une carrière de pierres à exploiter dans les restes des anciens édifices les plus recommandables, soit sous le rapport de l'art, soit sous celui des souvenirs historiques qu'ils nous rappellent. Rien de plus romantique que la position de l'abbaye de Landévennec, sur un petit promontoire situé aux confluents de la rivière d'Aoûn [Aulne NDLR] et de celle du Faou, et dominée par des collines toutes couvertes de bois épais. Les aspects charmants qu'offrent les rives des deux rivières, les forêts silencieuses qui les bordent, semblent se réunir pour inspirer à l'âme cette mélancolie contemplative si propre aux méditations religieuses. Mais, en approchant des décombres entassés, des murs à demi écroulés de l'abbaye, comment se défendre d'un sentiment pénible, en songeant que, malgré sa haute antiquité, ces destructions ne sont pas l'ouvrage du temps, mais bien celui des hommes ? Des mains rapaces et sacrilèges ont renversé ces murs érigés jadis par les mains royales d'un des premiers princes chrétiens de l'Armorique ; elles ont violé son tombeau et dispersé ses cendres, respectés pendant tant de siècles ! Comment ne pas gémir, en voyant que tant de déplorables dévastations ne peuvent avoir de termes, et que, malgré les regrets du peuple auquel on arrache ainsi chaque jour tous les objets d'un respect héréditaire, malgré les réclamations des hommes éclairés, des historiens, qui regrettent les monuments de nos annales, celles des savants et des artistes, rien ne vient encore en arrêter le cours ? Les bâtiments de l'abbaye de Landévennec étaient autrefois très considérables. Son église seule, dont les ruines nous restent, datait du temps de sa fondation première ; nous en parlerons tout à l'heure. Le cloître, bien moins ancien, et construit dans le style gothique arabe, ou à ogives, paraissait avoir été construit dans le quatorzième siècle, si j'en juge par les débris que j'en ai pu voir encore. Les logements des religieux, ceux de l'abbé, et toutes leurs servitudes, sont encore debout, mais tout à fait modernes.

Les ruines de l'église consistent :
• 1º dans son portail, composé de trois arcades à plein ceintre, dont celle du milieu, qui est la moins élevée, est la seule qui soit percée. De chaque côté de ces arcades est un contrefort, puis une petite fenêtre cintrée, longue et étroite, allant en s'évasant de dehors en dedans, à la manière des meurtrières de nos châteaux du moyen-âge. A la forme des ceintres de cette façade, à la disposition de leurs voussoirs, on reconnaît de suite le style de l'architecture des premiers siècles de la monarchie française, époque à laquelle des artistes grossiers s'efforçaient d'imiter, dans leurs ouvrages, l'architecture romaine du Bas Empire, elle-même alors très dégénérée. En dedans de la porte principale, ou arcade du milieu, des colonnes, courtes et engagées, supportent des moulures qui encadrent les voussoirs. Les chapiteaux de ces colonnes, ainsi que ceux des colonnes qui soutenaient les premiers arceaux de la nef, sont couverts d'ornements consistant en des entrelacs assez compliqués, ou des figures bizarres, toutes choses qui appartiennent aux plus anciens monuments de l'architecture française.
• 2º Les ruines du chœur et de l'abside donnent directement à l'est, et forment un rond-point flanqué de chapelles latérales, elles-mêmes de forme ronde et extérieurement garnies de contreforts. Les portes et les fenêtres de cette abside sont toutes à ceintres pleins, soutenues, dans quelques-unes, par des colonnes engagées, et ayant leurs arcades doubles. Toute cette partie de l'édifice, malgré son état de dégradation extrême, offre encore un ensemble remarquable, et où l'on reconnaît le cachet d'une haute antiquité.

Tout l'édifice était construit en pierres de taille, mais de petites dimensions. C'est tout au bas du bas côté de la droite de l'église que se trouvait le tombeau du roi Gralon, ou Gradlon, qui roi Gralon, en fut le fondateur, et qui fut l'un des premiers et des plus célèbres rois de la Cornouailles Armorique. Ce tombeau, qui existait encore il y a une vingtaine d'années, était placé dans une petite chapelle fort basse et fort sombre, et consistait, comme tous les tombeaux antérieurs à l'an 800, en un simple sarcophage, ou coffre de pierre, sur lequel était sculptée une grande croix. Au-dessus du ceintre de la chapelle sépulcrale, on avait tracé, dans des temps bien postérieurs, l'épitaphe que voici : Hoc in Sarcophago jacet inclyta magna propago Gradlonus magnus Britonum rex mitis ut agnus ; Noster fundator, vitæ cœlestis amator, Illi propitia sit semper virgo maria. Obiit anno domini CCCCV. D'après cette épitaphe, composée d'ailleurs dans des temps modernes, on serait porté à croire que Gradlon était roi de toute la Bretagne, et ce serait une erreur. Nous avons déjà dit combien est confuse et incertaine l'histoire de cette province pendant les premiers siècles. Nous avons déjà fait observer, dans notre première partie du Finistère, que les historiens, même les plus érudits, s'étaient obstinés à vouloir toujours donner, dans ces temps reculés, un roi unique à la Bretagne entière, tandis qu'elle était gouvernée en même temps par plusieurs chefs, dont chacun en avait une portion pour domaine. Les historiens romains et nos chroniqueurs des 6e et 7e siècles ont donné à ces chefs le titre de rois , parce qu'ils n'en connaissaient pas d'autre pour qualifier un prince puissant et absolu ; mais tous ces princes bretons ne le prenaient pas dans leur pays, ni dans leur langue. Espèces de chefs de tribus, ou de clans, ils portaient le titre de Jarles, mot celtique que l'on a cru devoir traduire par celui de Comte, non pourtant avec l'acception qu'il a eue de nos jours, mais avec celle qui lui appartenait sous nos rois de la première race. Dans les Cartulaires originaux des abbayes de Landévennec et de Sainte-Croix de Quimperlé, que nous avons eus sous les yeux, Gradlon ne porte que le titre de comte de Cornouailles ( Cornubiæ comitum ). La date de cette épitaphe donne aussi matière à une discussion importante : elle fait mourir Gradlon en l'an 405. Le père Albert le Grand donne aussi la même date pour la mort de ce prince. Cependant les savants auteurs de la grande histoire de Bretagne placent la mort de Gradlon au 5 janvier de l'an 444, sans pourtant nous en donner de meilleure preuve que la mention que fait d'un roi Gradlon Sidoine Apollinaire, dans son panégyrique de l'empereur Majorian. Dom Lobineau et Dom Morice disent que Gradlon était l'un des lieutenants de Conan Mériadec, et que ce dernier, pour récompenser ses services, l'investit du royaume de Cornouailles, investiture qui lui fut confirmée par le roi Salomon 1er. Mais ici se présente une autre divergence. Ce Salomon 1er, que l'on fait régner sur la Bretagne entière, au commencement du 5º siècle, n'est point mentionné dans le Cartulaire de Landévennec, non plus que dans celui de Quimperlé. Et, d'une autre part, Moreri place son règne après la mort même de Gradlon. Il eût été bien à désirer que le P. Albert le Grand, ou les derniers religieux de Landévennec eux-mêmes, nous eussent appris sur quelle autorité celui qui a composé l'épitaphe de Gradlon a donné l'an 405 pour date de sa mort. Mais ce qui me paraît le plus probable en tout ceci, c'est qu'il y a eu, à des époques fort reculées, plusieurs princes bretons de ce même nom de Gradlon; que la tradition a réuni sur un seul les événements et les faits particuliers aux autres ; de même que, dans les temps fabuleux de l'antiquité, on a mis sur le compte d'un seul Hercule, d'un seul Thésée, etc, les grandes actions accomplies par plusieurs princes du même nom. Ici les faits de tous les Gradlon ont été réunis sur la tête de celui qu'on a, pour le distinguer des autres, appelé Gradlon le Grand ( Gradlon Mur ). D'après la confusion qui règne dans la chronologie des temps obscurs où il existait, et d'après la grande divergence des meilleurs auteurs qui ont traité sur ce sujet, il nous paraît difficile de décider si ce Gradlon le Grand mourut plutôt en 405 qu'en 444 ; mais toujours ne peut-on douter qu'il n'ait vécu dans les premières années du 5e siècle : il fut alors de tous les chefs bretons celui qui montra le plus d'énergie et le plus de courage pour s'opposer à l'envahissement de la puissance romaine ; il s'allia pour la combattre et la repousser avec plusieurs autres chefs qui, dans cette occasion, le reconnurent pour général, et c'est là probablement ce qui a donné lieu de croire qu'il avait régné sur la Bretagne entière. D'après les Cartulaires que nous avons cités, et dont nous donnerons des extraits, Gradlon le Grand fut le quatrième comte ou roi connu de la Cornouailles Armorique. Ses trois prédécesseurs, suivant ces titres authentiques, furent Rimelen ou Rivelen mur Marc'hou, Rimelen Marc'hou, et Cungar. Ces mêmes titres ne laissent pas douter que ce ne soit Gradlon le Grand qui fut enterré à Landévennec. Les faits et gestes de ce prince avaient trouvé un panégyriste parmi les bardes ses contemporains ; un poème en vers bretons, intitulé Gradlon Mur, avait été composé sur son sujet dans le temps même, et le manuscrit original existait encore à la bibliothèque du roi, à Paris, au siècle dernier. Le célèbre dom Bernard de Montfaucon, qui l'avait vu, atteste que l'écriture en paraissait précisément du 5º siècle ; quant au langage, il ne pouvait le comprendre, ne sachant pas la langue bretonne. Il nous avait du moins donné le numéro de ce précieux manuscrit. Guidé par cette indication, j'ai fait, conjointement avec MM. les employés de la bibliothèque royale, de bien grandes recherches pour retrouver ce curieux monument de la poésie celto-bretonne, qui eût, en outre, jeté une grande lumière sur l'histoire si vague des premiers princes bretons : elles ont été infructueuses ; nous n'avons pu le découvrir. Que sera-t-il devenu ? Personne, depuis Montfaucon, ne s'en était inquiété. Oublié pendant cent ans, les différents arrangements subis par la bibliothèque l'auront fait déplacer, et il a été négligé par des personnes qui n'en ont pu soupçonner l'importance. Egaré dans quelque recoin de cet immense dépôt, espérons qu'un hasard heureux le fera découvrir un jour, et qu'alors on saura apprécier sa valeur. Outre ce poème historique, une chanson fort longue avait été composée, plus anciennement peut-être encore, sur le sujet de Gradlon Mur. Je dis plus anciennement, parce qu'elle ne roule guère que sur ses amours et les aventures de sa jeunesse. Elle devint populaire, et les paysans la chantaient encore, en Bretagne, vers le milieu du 13e siècle. Celle-là du moins nous a été conservée, non malheureusement dans sa langue originaire, mais en français du temps de Saint-Louis. A cette époque, Marie de France, poète féminin, dont il nous reste quelques ouvrages, recueillit le lai de Gradlon Mur de la bouche même d'un trouvère breton, qui le lui traduisit en français. Nous en donnerons un extrait, en langage actuel, à la fin de ce volume ; il ne sera pas sans intérêt pour l'histoire. On y verra la preuve qu'en effet Gradlon n'était dans le principe qu'un simple guerrier à la solde d'un roi puissant ( Conan Mériadec, ou Salomon I, s'il a réellement existé ), et qu'il ne dut son élévation et sa grandeur qu'à sa valeur jointe à sa galanterie. Dans la chapelle qui faisait l'extrémité de l'aile gauche de la croisée de l'église de Landévennec, était le tombeau de Saint-Guenolé, premier abbé de ce monastère, mort le 3 mars l'an 448, selon Albert le Grand ; le même jour de l'an 504, selon Dom Taillandier. Ce tombeau, de même que celui du roi Gradlon, n'était qu'un simple sarcophage de pierre en forme d'auge, mais il était supporté par des pilastres de deux pieds et demi de haut. Il n'a été détruit que depuis peu d'années. Saint-Guenolé, Wenolé, Guengolvé ou Wingalois ( car les légendes lui donnent ces différents noms, qui du reste signifient la même chose ), naquit en Léonnais, dans le château de Les-Guen. Son père, nommé Fragan, était neveu de Conan Mériadec, et sa mère s'appelait Guen ( Blanche ). Le jeune Guenolé fut naturellement destiné à la profession des armes, et élevé conformément à ce dessein. Mais son caractère doux et ses inclinations pacifiques le faisaient répugner à parcourir cette carrière, et il supplia son père Fragan de lui permettre de se vouer au culte des autels. Fragan, guerrier célèbre de l'époque, et qui désirait avoir dans son fils un digne successeur de ses hauts faits d'armes, résista à sa volonté. Mais se trouvant un jour surpris à la chasse par un orage affreux il fut épouvanté de ce bouleversement des éléments, dont les causes physiques, alors ignorées, frappaient de terreur les âmes les plus fortement trempées. Fragan, dans son effroi, fit vœu que, s'il échappait au danger dont il se croyait menacé, il ne s'opposerait plus à la vocation de son fils. Etant donc parvenu à regagner sain et sauf le château de Les-Guen, il accomplit sa promesse, et laissa le jeune Guénolé libre de suivre son inclination pour l'état ecclésiastique. Un pieux anachorète, nommé Corentin ( depuis Saint- Corentin ), qui avait alors une haute réputation de sainteté et de doctrine, vivait solitairement dans un humble ermitage, situé au sommet de la montagne de Menez-C'hom [Menez Hom NDLR]. Ce fut à ce saint homme que Fragan crut devoir confier l'éducation du jeune néophyte. Il lui conduisit Guénolé , et le supplia de lui donner l'instruction nécessaire à l'état qu'il allait suivre. Corentin accepta volontiers cette tâche, et donna pour condisciples au fils du prince breton deux religieux, devenus célèbres depuis, et honorés même comme saints ( Saint-Tugdin et Saint-Jacut ). Gradlon régnait alors en Cornouailles et habitait cette ville d'Is si fameuse dans les plus antiques traditions armoricaines, par l'analogie de sa destinée avec celle de la Sodôme de la Genèse. A peine chrétien lui-même, il se plaisait néanmoins à visiter le pieux Corentin, à converser avec lui et avec son disciple Guénolé, pour lequel il conçut dès-lors une forte inclination. Nous ne détaillerons pas ici les nombreux miracles qui, dès son début, rendirent Guénolé un objet de vénération universelle. Rendre la vue aux aveugles, marcher sur la mer à pied sec, ressusciter les morts, etc, etc, etc, sont des choses qui lui furent communes avec tous les autres saints de ce temps-là. Nous dirons seulement que, dès qu'il eut atteint l'âge requis, il fut ordonné prêtre ; et, ayant pris congé de son maître Corentin, il se retira dans l'île de Sen , pour être encore plus isolé, plus séparé d'un monde auquel il avait renoncé, et pouvoir se livrer, sans distraction aucune, à ses pieuses méditations. Cependant, son séjour dans cette île ne fut pas de longue durée. Les sauvages habitants de cet affreux rocher étaient encore païens, et ne virent pas sans mécontentement l'apôtre d'une religion nouvelle ; ils le persécutèrent au point de l'obliger à les quitter et repasser sur le continent. Guénolé , comme la colombe de l'arche, guida ses pas vers l'ermitage où il avait passé sa jeunesse, pour y redemander encore un asile au vénérable Corentin ; mais il ne l'y trouva plus. Gradlon, voulant étendre dans ses états les lumières de la religion du Christ, avait résolu d'établir un siège épiscopal dans la ville de Kimper [Quimper NDLR], et en avait investi le cénobite. Guénolé se rendit donc à Kimper, où il fut accueilli avec grand empressement par son ancien maître. Gradlon, appréciant chaque jour de plus en plus la sagesse du maître et celle du disciple, les adjoignit tous deux à l'ambassade solennelle qu'il adressa à St-Martin de Tours, tant pour faire sacrer Corentin évêque de Cornouailles, que pour obtenir la permission de fonder deux monastères dans cette province. St-Martin octroya ces deux demandes sans difficulté ; et les pieux religieux revenus en Bretagne, Gradlon nomma Guénolé abbé du nouveau monastère de Landévennec, dont la construction venait d'être achevée. Le séjour de cette abbaye plaisait au prince. Se dérobant au séjour fastueux de la cour qu'il tenait à Is, il aimait à venir souvent se reposer des travaux de son gouvernement dans la charmante et paisible solitude de Landévennec. Il goûtait surtout beaucoup les conseils de l'abbé. It le consultait sur tout ce qui était relatif aux affaires de ses états, et surtout au progrès de la civilisation de ses sujets encore à demi sauvages. Ses conversations fréquentes avec Guénolé contribuèrent à adoucir ses mœurs à lui-même ; car, s'il en faut croire les meilleurs historiens, Gradlon avait un caractère impétueux et violent, qui lui fit souvent porter la bravoure jusqu'à la férocité, et commettre des actions cruelles. Un tel caractère n'a rien d'étonnant dans un prince de cette époque, où le carnage était une partie de plaisir, et où la bravoure était à peu près la seule vertu qu'on fût jaloux de posséder. Guénolé, de son côté, allait fréquemment visiter le roi dans sa ville d'Is [ Ys NDLR] ; il y prêchait publiquement contre le luxe de ses habitants et l'affreux dérèglement de leurs mœurs, surtout ceux de la princesse Dahut, fille de Gradlon, et la Messaline de sa cour. Une nuit, le saint religieux eut en songe une révélation, qui lui apprit que Dieu, lassé des crimes dont la ville d'Is était le théâtre, et contre lesquels il se déchaînait en vain, allait la châtier d'une façon terrible en la faisant engloutir par les eaux de l'Océan. Frappé de cette révélation, il fut sur le champ la communiquer au roi, en l'engageant à fuir au plus tôt un lieu réprouvé par le courroux céleste. Gradlon, accoutumé à suivre les conseils de l'abbé de Landévennec, ne négligea pas celui-ci, il monta à cheval, emportant ce qu'il avait de plus précieux, et sa fille Dahut en croupe. A peine commençait il à s'éloigner, qu'il s'éleva une furieuse tempête qui, jointe à une marée extraordinaire, fit sortir la mer de ses limites, et les flots engloutirent la ville d'Is, dont tous les habitants furent noyés. La tradition raconte que les vagues furieuses poursuivaient le roi en roulant leurs longues volutes, et qu'elles étaient prêtes à l'atteindre, quoiqu'il s'enfuît au galop, lorsque le prince entendit une voix qui lui criait : «Roi Gradlon, si tu ne veux périr, débarrasse toi du démon que tu portes en croupe.» Comprenant qu'il s'agissait de sa fille, Gradlon précipita de son cheval la malheureuse Dahut, qui tomba dans les flots, et la mer s'arrêtant aussitôt, il put, sans autre péril, effectuer sa retraite. Le lieu où la princesse fut engloutie porte encore aujourd'hui le nom de Toul-Dahut ( trou ou pertuis de Dahut ). Le lecteur s'aperçoit que cette histoire est absolument calquée sur celle de Sodôme et Gomorrhe ; que Gradlon remplace Loth et sa famille, et que sa femme est représentée dans la tradition bretonne par la princesse Dahut. Les seules divergences qu'on y remarque, c'est que les villes de la Judée furent brûlées, tandis qu'Is fut submergée par la mer, et que la femme de Loth est changée en statue de sel, au lieu d'être noyée comme l'impudique Dahut. Mais une chose extrêmement remarquable, et bien digne de l'attention de ceux qui se plaisent à remonter jusqu'au berceau de l'histoire des hommes, c'est que cette tradition du châtiment d'une ville criminelle n'est pas particulière à Sodôme et à Is, elle se rattache encore, avec des circonstances toutes semblables, à plusieurs autres localités, chez des peuples très différents et très éloignés les uns des autres. On serait porté à croire que ces traditions si analogues ont toutes eu une origine commune, et que dans la suite chacun aura voulu placer dans sa patrie le théâtre d'un événement si mémorable, et le rattacher au règne de quelque prince fameux pour lui donner de l'illustration. Si cette hypothèse était vraie, à quelle haute antiquité elle ferait remonter l'origine de la tradition première ! Mais chez quelle nation faudrait-il l'aller chercher ?

Saint-Guénolé parvint à un âge très avancé. Comme nous l'avons dit plus haut, les chroniqueurs ne s'accordent pas sur l'époque précise de sa mort, les uns la plaçant en 448, d'autres en 504. L'église de l'abbaye de Landévennec contenait encore de l'abbaye plusieurs autres tombeaux remarquables, tels que celui de Landévennec, l'abbé Jean du Vieux Chastel, mort en 1521. Il se voyait hors du chœur, du côté de l'évangile, orné de la statue de cet abbé. Et celui d'Arnould Briand, autre abbé du même monastère, mort en 1553. Arnould Briand fit faire de grandes réparations au chœur de l'église, au milieu duquel il fut enterré. Dans une chapelle latérale, du côté de l'évangile, était le monument de Jean Briand, abbé comandataire de Landévennec, docteur en droit, chanoine et grand archidiacre de Cornouailles, et recteur de la paroisse de Crozon, C'est lui qui fit construire les bâtiments de l'abbatiale que l'on voit encore aujourd'hui. Il mourut le 22 mai 1632. Voici l'épitaphe qu'on lisait sur son tombeau : Hic expectat resurrectionem mortuorum R. ac V. vir Joannes Brient curiosolita, qui superstes juris utriusque doctor archidiaconus ac canonicus Corisopitensis hujusque cœnobii archimandrita, ejusque reformationis autor, ædium ædificiorumque restaurator, novarumque pervigil extitit extractor. Si l'on faisait des fouilles derrière et dessous l'emplacement du maître autel, il y a tout lieu de croire qu'elles feraient découvrir les sépultures des plus anciens abbés. Ces recherches seraient d'un intérêt d'autant plus grand pour l'archéologie que, certainement, selon l'usage du temps, ces religieux ont été inhumés revêtus de leurs habits et des insignes de leurs dignités, que l'on trouverait encore intacts dans leurs cercueils, de même que ceux que j'ai vu trouver autrefois dans les tombeaux d'Ingon et de Morard, abbés de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, aux 10e et 11e siècles. Leurs riches habits, leurs mitres, leurs crosses précieusement travaillées, étaient encore parfaite- ment bien conservés. Il y a quelques années que le sieur Le Cann, cultivateur à Landévennec, trouva, en labourant un champ voisin de ce lieu, un grand vase de terre qui contenait plusieurs écuelles d'argent, des agrafes de ceinturon en vermeil, richement travaillées, et plusieurs bagues pastorales ou anneaux abbatiaux, aussi en vermeil, et dont le travail annonçait une très haute ancienneté. Il n'y a pas de doute que ces objets curieux ne provinssent originairement de l'abbaye, dont à l'époque des fréquentes irruptions des Normands, les religieux sans défense cachaient sous terre leur argenterie et leurs objets les plus précieux, pour les soustraire à la rapacité de ces barbares. Ceux que le sieur Le Cann a trouvés auront été oubliés, ou le lieu de la cachette perdu. Malheureusement ce cultivateur, après les avoir gardés assez longtemps, les a vendus à un orfèvre de Brest, qui de suite les a livrés au creuset. Le Cann a cependant conservé deux des bagues, que j'ai vues chez lui. Elles sont extrêmement massives ; l'une est d'argent, l'autre de vermeil avec un chaton en losange orné de pommettes et chargé d'une croix pattée, émaillée en rouge. Au style du travail de ces bijoux, je crois pouvoir assurer qu'ils ont été fabriqués dans le 7e ou le 8e siècle au plus tard. Leur possesseur actuel paraît y attacher un très haut prix ; espérons qu'ils ne seront pas anéantis comme les autres. Le cloître de l'abbaye était pavé d'un grand nombre de tombes plates, qui recouvraient les restes des religieux de ce couvent et de beaucoup de gentilshommes de la contrée. Presque toutes ces tombes ne remontaient qu'au 16e, 15e et 14e siècles. Elles ont été déplacées, vendues et transportées à Brest, comme matériaux, avec les autres débris du cloître. Les moines de Landévennec étaient de l'ordre de Saint-Benoît, de cette congrégation savante qui a rendu aux lettres et aux sciences de si grands services par ses immenses et immortels travaux. Le célèbre Dom Lepelletier, auteur d'un dictionnaire celto-breton regardé à juste titre comme un chef-d'œuvre d'érudition, était du nombre dès religieux de Landévennec. Il y termina sa laborieuse carrière en 1733, et c'est là que reposent ses restes, aujourd'hui ignorés des êtres insouciants qui végètent à l'entour. Mais avec quels sentiments d'admiration et de respect l'historien antiquaire ne doit-il pas s'approcher des ruines de Landévennec, de ces ruines vénérables qui furent, pour ainsi dire, le berceau de l'histoire de Bretagne, et dont le sol sacré recouvrait la cendre des rois et des saints ! Que de souvenirs il retrouve au milieu de cette enceinte aujourd'hui déserte et silencieuse, et dont les derniers débris disparaîtront peut-être bientôt aux regards des hommes ! La bibliothèque et le chartrier de l'abbaye de Landévennec contenaient un grand nombre de manuscrits et de titres aussi précieux par leur antiquité que par leur importance historique. Ces importantes archives de l'histoire nationale des Bretons ont été pillées et dispersées en 1793; cette perte est inappréciable et malheureusement irréparable. Un hasard heureux a du moins fait retrouver dernièrement le Cartulaire de l'abbaye ; il a été acquis par le département, à la recommandation de M. de Larchantel, ex - maire de Quimper, et il est aujourd'hui déposé dans la bibliothèque de cette ville. Nous terminerons cet article sur l'abbaye de Landévennec, par la liste chronologique des abbés qui l'ont successivement gouvernée. ABBÉS RÉGULIERS DE LANDEVENNEC. 1º St-Guenolé, ou Guengolvé, mort en 448 ou 504. 2° St-Guennaël, mort en 518. 3º St-Judueus, ou Judulus. L'époque de sa mort est ignorée, et on n'a que de vagues notions de son histoire. 4° Orscand, idem. 5° Matmunuc, idem. 6° Even, idem. 7° Segnus, idem. 8º Alain, idem. 9º Gurdistin, idem. 10° Justin, idem. 11° Gurdiler, idem. 12° Jean, idem. 13º Clément, idem. 14° Orscand II, idem. 15° Matmonoc, ou Matmunoc II, vivait en 818. 16º Jean II, date de la mort ignorée. 17º Gulohet, idem. 18° Grallon, idem. 19º Benoît II, mort en 954. 20° Jean III, dénommé dans un acte de l'an 959. 21º Cadiocus, ou Cadiou, date de la mort ignorée. 22° Rivallon, idem. 23° Olivier, idem. 24º Jacques, idem. 25°Blenliguet est désigné pour avoir assisté à la fondation de l'église de Locronan, par le duc Alain Caignart, en 1031. 26° Killac, mort en 1045. 27° Elizée, mort en 1055. 28° Justin, nommé dans une charte de l'abbaye de Redon, de l'an 1089. 29° Filmar, ou Vilmar, mort en 1142. 30º Grallon II est désigné dans une charte donnée par le duc Conan en faveur des chevaliers du Temple, en l'an 1160. 31° Judicaël, mort en 1171. 32° Lancelin, douteux. 33° Orscand III , douteux. 34° Rivallon du Faou, mort en 1216. 35° Jacques II vivait en 1218. 36° Hemery vivait en 1220. 37° Rivallon de Broërech vivait encore en 1236. 38° Tadic, mort en 1240. 39° Rivallon de Plomergat, en 1254. 40° Rivallon de Treflès, en 1256. 41º Bernard de Edern, en 1271. 42° Bernard de Kerlauré, en 1280. 43° Rivallon de Kemperlé, en 1282. 44° Riocus, de la maison de Rosmadec, en 1283. 45° Jean de Léon, en 1293. 46° Gradlon de Kemperlé, en 1307. 47° Jean Le Porc, en 1309. 48° Guillaume, en 1311. 49° Pierre Kerguz, date de la mort ignorée. 50º Yves Gormon, mort en 1344. 51º Armel de Languern, ou de Lanven, en 1362. 52° Alain de Daoulas, en 1371. 53° Guillaume de Parthenay, en 1399. 54° Yves de Poulmic, en 1426. 55° Henry Morillon, en 1442. 56° Jacques de Villeblanche, en 1490. 57° Mathieu Hemery, mort en 1496. 58° Jean du Vieux-Châtel, en 1552. ABBÉS COMMENDATAIRES. 1º Louis de Kerguern vivait en 1533. 2° Maurice Brient, ou Briand, mort en 1508, 3° Arnould Briand, en 1555. 4° Maurice de Commacre vivait en 1577. 5° Pierre Loargan, mort en 1601, 6° Jean Briand, en 1632. 7° Pierre Tangui , en 1669 . 8º Pierre de Lennebaux de La Brosse , en 1700 . 90 Balthazar Rousselet de Château - Renaud , en 1712 . 10 ° Charles - Marie du Plessix d'Argentré , en 1713 . 11º Jacques-Philippe de Varennes, en 1745. 12° Jean-Baptiste-Marie Champion de Cicé.


Le petit bourg de Landévennec possède une église paroissiale particulière, mais qui n'offre rien de remarquable et ne renferme point de monuments intéressants. Bâtie au 16e siècle, elle est aujourd'hui desservie par un curé qui est bien éloigné d'exercer envers les étrangers la noble hospitalité avec laquelle les accueillaient autrefois les savants religieux qui habitaient l'abbaye.

Après avoir examiné et dessiné dans tous leurs détails les ruines éloquentes de Landévennec, je les quittai avec regret, et en faisant des vœux pour que d'autres amis de l'ancienne France puissent longtemps encore aller les contempler.

Extrait de "Antiquités de la Bretagne. Finistère volume 2.
BREST . IMPRIMERIE DE COME ET BONETBEAU , ÉDITEURS , RUE DU CHATEAU , 44 . A LA LIBRAIRIE DE COME , AINÉ , Rue St. - Yves , au coin de la rue de Traverse . 1835 .

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Souvenirs de Jane Auffret-Quintin

Camaret-sur-Mer selon Gustave Toudouze

Séjour en presqu'île de Crozon du Chevalier de Fréminville

Alignements mégalithiques de Landaoudec - Fréminville

Roscanvel et Quélern par Fréminville

Alignements de menhirs Camaret-sur-Mer - Fréminville

Les menhirs de l'anse de Dinan & Lostmarc'h en Crozon par Fréminville

Menhirs de Ty-ar-C'huré - Morgat - Fréminville

L'Aber, la motte castrale de Rozan en Crozon vus par Fréminville

Eglise Saint Pierre de Crozon et manoir de Gouandour

Abbaye de Landévennec - légende de la ville d'Ys du roi Gradlon

Pages récentes : plage du Veryac'h - Ponceau du Corréjou - Tannerie au cachou... Dentiste gratuit



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