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LA REPUTATION DES FEMMES ET DES DEMOISELLES

Deux mondes, deux femmes... Une Parisienne riche et célèbre, une Bretonne pauvre et inconnue, dotées toutes deux d'une mauvaise réputation, se croisent fortuitement en presqu'île de Crozon. Riche ou pauvre, survivre à sa réputation, il le faut avant tout pour être une demoiselle à l'envi.

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Texte original complet exclusif.
Tous droits réservés. Reproduction interdite

Elisabeth N. 33 ans et toutes ses dents qu'elle a fort belles et pour cause, pas une carie à l'horizon, de la blancheur à tous les niveaux, une nourriture saine, sans sucre et le meilleur spécialiste dentaire de Paris pour veiller à une hygiène buccale irréprochable. Dans la famille cela fait trois générations que l'on a les dents longues et que la réussite sociale est une maladie héréditaire. Belle femme brune aux yeux d'un bleu germanique et d'une taille à l'italienne, elle est le fruit d'un père fortuné capitaine d'industrie et d'une mère méditerranéenne à la féminité débordante et dont les revenus sont purement bancaires et boursiers. Une mère quatre fois plus riche que son époux de mari assoit une autorité de la femme sur l'homme accessoire de mondanité, du moins en apparence, en apparence seulement. Elisabeth avait pris le défaut de sa mère, le mépris. Le mépris des hommes petits, gras et pauvres – le seuil de pauvreté se chiffre à la barre symbolique du million or... Au-dessus, la considération naît naturellement, en dessous, la suffisance fait fuir la considération éventuelle.

Mlle N. est au Grand Hôtel de la Mer qui plonge sur l'anse de Morgat. Voilà un été bien installé, le vent est léger et la mer presque aussi belle que les yeux d'Elisabeth. Dans l'hôtel, on se retourne sur elle, elle s'en irrite parfois mais de passer inaperçue lui est insupportable. 26 robes pour un séjour de 6 jours. Le chiffrage donne un précieux indice quant au degré de futilité de cette Parisienne au long cou mince. Elle avait traversé la province pour venir en repérage immobilier. La famille Peugeot avait créé un lotissement de bord de mer sur des terres agricoles pour que Morgat devienne une station balnéaire : un Deauville exotique. Elisabeth, lors de ses premières promenades sur la rue de la côte avait véritablement eu une impression d'exotisme en rencontrant des femmes locales vêtues de robes uniformes allant du gris bleu, noir à quelques exceptions marron. Une coiffe avec des ailettes étranges, le tout pour pas cher assurément – pas une once de soie pour relever le lainage grossier. Le chat d'Elizabeth en sa demeure parisienne, use d'un coussin de mohair fin autrement plus exigeant que ces fripes populaires... Les hommes déambulent avec des bérets aussi larges que leurs épaules, les vareuses sont manifestement sales avec des couleurs indéfinissables de poissons écrasés, des pantalons de toile trop courts crucifient à jamais l'élégance et les sabots de bois donnent des allures de bétail en transhumance... Oui assurément, Morgat est exotique, il y a même des pluies chaudes qui lavent toute cette crasse à défaut de douche, le fait atmosphérique est une bénédiction pour la salubrité. L’apocalypse se situe sur la place du port, l'odeur de poisson est pestilentielle et interfère sauvagement avec les flagrances Narcisse Noir.

Au jugé qu'elle a de tranchant, Elisabeth N. estime qu'il ne doit pas y avoir beaucoup de différence entre s'aventurer en Afrique pour approcher les peuplades indigènes arriérées et passer des vacances à Morgat au contact d'une populace frustre qui baragouine un dialecte barbare qui rabote les oreilles de la demoiselle du Parc Monceau. A son retour à Paris, elle est sûre de son succès mondain, elle racontera son excursion en territoire primitif. D'ailleurs personne ne la croira tant la pauvreté est incroyable vue d'une bergère Jacob.

A chaque promenade, la distance de rayonnement s'accroît, un toujours plus loin qui surprend la marcheuse en bottines. Elle a une grande attirance pour la lande, ce faux désert plein de vie. Pour parfaire l'expérience et caracoler dans les salons industrieux de la capitale, Elizabeth décide de se baigner aujourd'hui, uniquement les pieds, que la décence ne frémisse pas sans motif de s'alarmer. Vêtue de son audace, pieds nus dorénavant, bottines à la main, la jeune femme marche lentement sur le sable de la plage de Lostmarc'h et se dirige vers la mer à une cinquantaine de mètres, peut-être soixante. Les vagues sont minuscules et attrayantes, elles font champagne ! Enfin les pieds mouillés, l'accueil est frais. Aux chevilles, la température de l'eau est froide... Le bas de la robe est retombé et éponge l'eau salée de la mer d'Iroise. Peine perdue, il en restera après son ouvrage. Le sable s'amollit sous les talons, la demoiselle est bien moins aventurière subitement. Les pieds chaussés d'un sable adhésif, Elisabeth revient vers son point de départ très lentement, la peur ralentit sa reculade, ce sol si mou crée une incertitude. Elizabeth N. n'a jamais connu l'incertitude, elle déteste la sensation. Elisabeth tarde, un bras de mer en a profité pour la contourner sur sa droite, elle ne s'en aperçoit pas préoccupée qu'elle est par sa frousse. Une dame peut être froussarde, on eut pu écrire l'expression panique grandissante pour être sur la ligne de crête des sommets sociaux, mais Elisabeth se sent vulgaire, gauche avec le ridicule au travers de la gorge, et un soupçon de larmes dans les yeux : de la frousse de bas étage, l'insécurité c'est donc cela !

Sur le haut de plage, elle aperçoit un homme assit sur le pied de dune. Il ne manque rien et s'attarde sur tous les menus détails. Elle aurait bien tenté un « Ne vous gênez pas ! », mais le breton lui est inconnu et puis... Et puis une curieuse sensation l'envahit, une sorte d'intensité pénétrée d'émotion. Bien sûr, si cet homme est atteint par la moindre perversion, elle n'a pas cher à donner de sa résistance : après l'épreuve des sables mouvants, l'agression corporelle, faut-il donc mourir d'une promenade dans ce pays misérable ?

Si du sable qui avale les corps, elle n'en connaît rien, les hommes, elle sait les pétrir d'un simple regard. Elle se tient droite, de face, impérieuse sans aucun incendie à craindre. Le corps est fermé et les paupières grandes ouvertes. L'homme se lève avec énergie. Elle, immobile comme un boucheau, toise le mâle. Frayeur imprévue, l'eau rejoint ses pieds en une seule vague, elle s'enfonce plus que jamais. Elle crie, sa hauteur de vue est sabordée, sauve qui peut, la survie d'abord, l'allure peut périr.
— Venez vite, remontez !
L'homme s'est débarrassé de ses chaussures de petit fonctionnaire et vient à elle inquiet. Elizabeth est prise dans le sable liquide et ne pense plus à rien tant elle se sent absorbée par un sous-sol gourmand. On ne pouvait donc avoir confiance dans la Terre qui nous porte. Effarante surprise.
— La mer monte, dépêchons-nous, donnez-moi vos affaires.
Il prend en pagaille les bottines et la demoiselle. Cette fois Elizabeth a eu peur de tout, pour tout, en quelques secondes. La crainte de l'instant fatidique lui provoque une envie de vomir physique et une envie de se vomir tant elle s'est déplue dans l'excès d'affolement. Un peu d'entre dune à monter facilement, le sable est bien sec et tiède, il rassure mais elle tremble comme une feuille. Comment une élégante avait-elle pu être aussi lamentable ? Pourquoi sa grandeur, ne l'avait-elle pas protégée de l'enlisement ?

— Permettez-moi de vous aider à vous chausser.
Elle n'a pas bien entendu, ou entendu ce qu'elle avait envie d'entendre, être protégée, voilà qui la trouble. Bien sûr, pour les uns, remettre chaussures à son pied est une preuve d'un simple bon sens, mais Elisabeth a besoin d'être remise sur talons sans effort. Aucun homme jusqu'ici n'avait eu le privilège insensé de soutenir Mademoiselle N. bien trop autonome pour sombrer dans la domestication masculine. Une fois n'est pas costume, et l’attente pour le bien-être revenant au galop, l'idée de retrouver les bottines de la bonne tenue grâce à un homme lui fait du bien. Arrangée par un demi-sauvage puisqu'il parle le français moyen est une expérience plus racontable qu'un bain de pieds dans un océan visiblement anti-capitaliste. Bottines rebelles, les pieds d'Elizabeth ne les supportent pas. Sur la peau blanche des bulles roses et de petites plaies douloureuses à cause du sel de la mer et du sable abrasif. La longue marche à l'allure parisienne a laissé des traces : Morgat Lostmarc'h pour quelqu'un de la ville, une épreuve, un exploit, pour les gens d'ici, un impératif de survie pour aller chercher le médecin, pour vendre ses œufs... Elisabeth regarde de plus près son sauveur. Taille insuffisante, il lui manque au moins deux centimètres, stature insuffisante, il n'a pas la force de la porter en cas d'évanouissement féminin, allure modeste brune aux iris bruns... Elle n'en fera pas son amant pour le remercier de lui avoir sauvé la vie ou mieux encore sa prestance, chacun aura son opinion sur le reflet...

Une mer qui encercle avale tous les corps flottants vers le large sans que personne ne puisse contredire son absorption... Il vient de le lui expliquer. Elle est très embarrassée. Son premier embarras depuis qu'elle est née. Elle se promet d'éviter d'en avoir d'autres tant cela est rabaissant. Elle est fatiguée, diffuse, mal organisée. Elle ne va pas bien.
— Ma carriole est sur le chemin, je vais vous ramener à la civilisation.
Elle s'étonne de la remarque... Il s'en amuse. A-t-elle affaire à un anarchiste ? Un rouge ? Peut-être, sans doute, un anarchiste ne se rase pas, lui a-t-on assuré dans les cabinets ministériels que son père fréquente au quotidien... Le sauveur qui visiblement tient à son anonymat, propose de la conduire par les dunes jusqu'à la ferme Kichen, elle y sera soignée. Elisabeth regarde dans la direction de la halte promise. On y voit effectivement une bâtisse en pierres, une autre plus petite du moins le toit et un mur pour clore la propriété. Une femme travaille la terre semble-t-il sur une parcelle contiguë. Elle s'éponge le front avec la manche de sa robe sombre et ne perd pas un instant pour biner. C'est à trois cent mètres et quelques dizaines de tours de roues de charrette par le tracé de l'arrière-dune. La petite maison n'est pas beaucoup plus grande à l'approche, basse vraiment, si peu large, guère plus longue, on peut difficilement tourner un cercueil sans le cogner contre les murs, du moins c'est ce que pense la bourgeoise endolorie. Elisabeth N. s'apprête à entrer dans une maison de pauvre, l'héritière d'un empire sidérurgique ressent une impression d'échouage cependant si sa délivrance souffreteuse est à ce prix là, il faut en accepter la peine et la pénibilité du contact qui s'y produira.

L'homme clame du breton, la jeune paysanne se redresse, donne un coup de rein à son dos courbé, lâche le manche de sa houe et court vers le portillon de sa maison qu'elle laisse ouvert et se précipite chez-elle. Elisabeth a l'envie de demander si la fuite de la paysanne est le fruit de la peur de la bonne société mais se garde bien de juger la situation surréaliste avec des codes citadins.

« L'ambulancier » et la demoiselle se retrouvent dans une courette herbeuse où trois poules picorent entre des brins d'herbe des je ne sais quoi plus ou moins digestes que seules les poules digèrent. La paysanne sort de sa maison avec autant de sourire que d'émotion et fait signe à la dame de s'asseoir au soleil sur le banc de pierre collant la façade. Elisabeth n'imagine pas bronzer ni en temps normal ni un jour de grande déconfiture. L'ambulancier a parfaitement compris la situation et retrouve la langue celtique. La bretonne ouvre grand ses yeux, elle ne savait pas que les dames n'allaient pas au soleil alors elle invite à demeure. Elle palpite bien moins fort que Mademoiselle N. qui va côtoyer le fin fond de sa répugnance et vivre des images insoutenables de pauvreté : elle s'attend à un choc traumatique. Du nu pied dans l'enfer du dénuement, il n'y a pas pire appauvrissement pour une femme riche de prétention.

La tanière est une pièce grande comme une double lingerie d'appartement. Sol en terre battue, une table plus guéridon que table, deux chaises qui ont vieilli en compagnie des vers qui les grignotent, une bassine d'eau en émail et beaucoup d'éclats qui permettent à la rouille de progresser lentement mais surement. L'homme conseille à celle qui succombe de dégoût de s'asseoir et de plonger ses pieds dans l'eau tiède. Annick y ajoutera des herbes sauvages et de la sauge pour l'apaiser. Dès le premier instant de soin dans cette eau qui à force d'ajout de plantes devient d'une couleur tisane, Elisabeth sent une onde bienfaisante lui remontant dans les jambes et davantage encore une troublante fatigue physique puis une lassitude profonde. Après une soirée mondaine réussie, et Mademoiselle N. ne sait que les réussir, elle se sent vidée de toute son énergie mondaine mais jamais, Ô grand jamais, elle n'a ressenti cette lassitude impérative.
– Madame ?!
L'homme discerne une forme de somnolence sur le visage de la parisienne.
– Madame, Annick vous tend une boisson thérapeutique, prenez le temps de la boire tant qu'elle est encore chaude.
Elizabeth remercie la jeune-femme qui comprend qu'elle vient de recevoir un merci d'une grande dame du monde très élevé. Elle en est toute chamboulée. Faut-il remercier un merci doré ? La demoiselle Annick découvre ce qu'est le manque d'éducation, elle s'en pince. On lui avait garanti que les riches ne disaient pas merci. Peut-être que cette mondaine qui trône au bon milieu de son penty n'est pas si diamantée que ce qui se dit à Morgat. A moins que ce ne soit une ancienne pauvre, ce qui expliquerait la chaleur perceptible qui émana du mot de remerciement. Annick s'impose le motus et bouche cousue par crainte d'encoder la situation avec les moyens des sans le sou. Dans le breuvage, de l'alcool sans bulles, ni millésime et des saveurs piquantes qui font frisonner Elisabeth qui s'endort en moins de deux lâchers de poussières tombant du plafond en terre. Mademoiselle Elisabeth N. gît en sépulture rustique.

Elisabeth ouvrit les yeux et découvre qu'elle est allongée sur un drap rugueux que sa joue droite et sa main gauche détestent toucher. Une odeur de foin là dessous. Mademoiselle N. se situe dans une boîte en panneaux menuisés de bois. Elle est convaincue d'être tombée dans un piège malfamé. On demandera une rançon à sa famille, combien vaut-elle ? On l'égorgera dès la nuit tombée. Elle se dresse du mieux qu'elle peut sur un matelas qui n'était autre qu'une litière et cogne sur la paroi de sa geôle. Annick affolée ouvre le volet prestement.
— Ne vous inquiétez pas Mademoiselle, vous êtes dans un lit clos. Une spécialité du pays. La maison n'ayant qu'une pièce, les parois font office de chambre.
L'homme rit aux éclats et traduit sa bonne humeur à la jeune Bretonne qui se détend désormais après avoir cru à une agonie subite de sa malade prestigieuse.
— Je suis ridicule n'est-ce-pas ?
La Parisienne convient de l'ampleur de sa méprise, risible sur la forme, déplorable sur le fond. Elle fait connaissance avec sa mesquinerie qu'elle pensait être un trait d'esprit taquin de salon facilement escamotable en cas de nécessité, de toute évidence on devient ce que l'on pratique. A œuvrer dans la suspicion, on devient suspicion. Telle est la conclusion que s'inflige la suffisance d'Elisabeth N.
— Vous êtes dans un monde que vous ne connaissez pas voilà tout !
Il devine le chavirage.
Elisabeth regarde fixement Annick qui ne sait pas trop comment soutenir une telle intrusion qui ne fait pas dans la dentelle même la plus grossière. Il revient au même que d'être interrogé avec autorité. C'est donc cela une pauvre, des yeux châtaigne, des sourcils épais un nez rose brun, des pommettes hautes colorées à l'identique et cette douceur béate de celle qui invite au partage sans restriction. La pauvrette est un élan de simplicité, une pauvre ce n'est pas compliqué, ça se lit comme une comptine dont on connaît la morale après trois lignes de lecture sans surprise.

L'homme aide Elizabeth à sortir de sa boîte d'enfermement. A peine stable mais plus à même de supporter ce qui est devenu démangeaisons, elle est invitée à s'asseoir à nouveau à la table sur laquelle il y avait du pain noir de la confiture de prunelle, du beurre, du fromage sec, un morceau de lard, du lait, du cidre... et une pomme d'août. Un tableau de Chardin éclairé par une fenêtre qu'une tête de pasteur intellectuel ne pourrait franchir. C'est le constat de la Parisienne protestante. Annick tend une main vers toutes ses provisions de bouche. Elisabeth prend la première tranche de pain avec du beurre qui si jaune donne envie...
— Pardon Madame de vous dire cela mais ne consommez qu'une tranche de pain, c'est le pain de la semaine et Annick n'en n'aurait plus pour elle-même pendant plusieurs jours... Non ne reposez pas votre pain, vous la blesseriez, goûtez aussi à sa confiture, elle est délicieuse mais ne prenez rien d'autre.

Elisabeth devient rouge vive, cramoisi comme un pinard de cuve, empêtrée, idiote à souhait, tranchée par un sabre de honte, elle se sent réduite et vulgaire, démunie et si pauvre. Après une cuillère de confiture savoureuse, la déconfiture d'Elisabeth s'étale en larmes. Le phénomène lui est parfaitement inexplicable. A moins que ce ne soit l'évidence qui lui tire les sanglots. Elle n'a aucune humanité, aucune empathie, aucun intérêt pour les autres, aucun intérêt à exister en dehors de sa froideur qui lui tient lieu de pardessus de misère.

L'homme s'exprime encore en breton pour sans doute rassurer Annick qui ne perçoit pas le désastre intérieur d'une femme choquée par son manque de précaution. On lui avait proposé, elle prenait tout, sans mesure, sans se soucier de ce qu'il adviendrait à celle qui acceptait la faim prochaine rien que pour satisfaire un petit creu bourgeois maniéré.
— J'ai demandé à Annick d'atteler son cheval à la carriole. Je vais vous conduire au bas de Morgat, vous devrez faire le reste du chemin à pied pour rejoindre votre hôtel. Cela vous évitera l’embarrassant attelage des préjugés.

— Ce serait ne pas tenir compte de la leçon de générosité que je viens de recevoir, tout au contraire Monsieur ?
— Vincent
— Je suis Mademoi...
— Chacun sait qui vous êtes...
Il avait appuyé et ajoute :
— Les blanchisseuses de l'hôtel ont diffusé l'information, la veille de votre arrivée.
— Puisque tout se sait, je souhaite que vous me conduisiez en charrette vers l'échafaud de ma réputation. A Paris nous avons aussi nos commérages malsains et nos aprioris regrettables, j'en suis l'une des plus ferventes pratiquantes. Comment dois-je remercier votre amie Annick ?
— Ne pensez pas une minute à l'argent, et dites-lui Merci...
— Merci, rien de plus ? Vraiment ?
— Vous l'honorerez, elle se signera en bonne catholique et aura un instant de plénitude conforme à sa religion. La générosité récompensée par le salut éternel que peut-on lui offrir de mieux.
— Vous êtes laïc ?
— Instituteur !
Annick est revenue et fait un gestuel précis qui indique que l'attelage est prêt. Elisabeth se lève de sa chaise et assume trois pas francs vers Annick dont le buste recule un peu pensant qu'elle allait être piétinée par un une dame déterminée. Elisabeth est devant elle et lui attrape les mains. Annick les retire aussitôt. Chaque main est une râpe à fromage sur les paumes d'Elisabeth.
— Dites-lui que je voudrais lui tenir les mains pour la remercier. Dites-lui qu'elle est une belle personne et que je la voudrais pour amie. Je ne veux ni l'égarer, ni l'oublier et que la meilleure façon de réussir mon vœu serait de partager le pain à Noël prochain. Ici, dans sa merveilleuse maison.

Annick est percutée par la déclaration déferlante et mène vivement sa main droite à sa bouche. L'autre main est enchâssée dans celles de la Parisienne vigoureuse. Elle esquisse ainsi une sorte de révérence. Elisabeth lui rattrape un coude pour éviter de voir Annick se diminuer. Elisabeth s'incline légèrement, juste ce qu'il faut pour que cela se voit sans que cela ne soit oppressant pour qui doit recevoir ce salut sincère.

On se quitte ainsi, on s'éparpille chacun dans son enclos de perspectives, seuls les souvenirs demeurent intacts.

De retour à Paris, le souvenir d'Annick ne fit que croître jusqu'à devenir une image pieuse, dans la conscience d'Elsabeth N. qui avait raconté son histoire à sa meilleure amie sachant que le tout Paris connaîtrait l'existence d'Annick. En trois jours, sous l'enclume de la renommée, la grandeur d'Elsabeth N. s'était rapetissée jusqu'au plus acerbes ricanements.

Connaissant parfaitement les règles de son monde, l'héritière des industries d'armements fronde magnifiquement la mode en robe sombre dénuée de tout chichi, et suffoque une petite population aux yeux rivés sur elle dans un restaurant boulevard des Italiens. Juste au centre de gravité de la réputation des beaux linges avertis. Assise sur le bord de l'allée centrale du restaurant aussi clinquant que bruyant, Elisabeth N. commande une feuille de papier une enveloppe, un porte plume, un encrier ainsi qu'un verre de cidre au serveur qui se dodeline comme un diablotin reniflant ainsi l'épais scandale du moment. Les industries virant au cidre à 22h30, l'heure des soupers festifs et des abus fiévreux. Les collets montés se mélangent à toutes les trainées de poudre pour les plaisirs des messieurs propres sur eux. Elle est servie à point, explose d'émotions soudaines et savoure une liberté inédite, celle de boire du cidre en public... Un bon début de réussite sociale.

Une lettre vitale comme quelque chose d'inné qui ne serait jamais sorti d'Elisabeth N.

« Cher Monsieur Vincent,
Je me permets de solliciter votre bienveillance et vos précieux conseils. Depuis ma rencontre avec Annick, je ne parviens plus à vivre comme avant. J'ai le sentiment que ma vie établie a déraillé brusquement. Le vide artificiel dans lequel j'ai toujours vécu était si reluisant que je n'imaginais pas vivre sans tout ce qui brille, tout ce qui brille qui pouvait me faire briller davantage. Le destin s'est joué de moi. Mon dénuement devant la générosité d'Annick m'affligea et m'afflige encore au plus haut point. Je voudrais être généreuse comme elle et ne sait comment m'y prendre... De longues heures, chaque jour, je m'interroge en marchant dans les rues de Paris. Quand il pleut, je me dis qu'en Bretagne il pleut aussi ou du moins, il a plu la veille ou l'avant veille. J'ai plaisir à imaginer qu'Annick a supporté la même pluie et pour autant, elle n'a pas la même vie que moi. Et si la pluie me distraie, la pluie expose Annick à un refroidissement. Je ne voudrais pas qu'elle ait ma vie, je ne saurais avoir la sienne. Je me sens prisonnière de ma condition sociale parce que le confort qu'elle m'apporte me rassure, je n'entrevois pas de manquer de pain, je ne supporterais pas cette angoisse et malgré tout je ne supporte pas l'idée, aussi puissamment, qu'Annick manque de quoique ce soit. Je ne m'imagine pas apprendre par hasard, qu'elle soit morte affaiblie, privée d'un essentiel dont je dispose à foison. Je ne le supporterais pas. Je ne veux pas lui instiller le goût de l'argent par une générosité financière qui gâterait sa spontanéité, son précieux trésor. Je suis d'un autre monde tellement misérable, j'en suis tellement imprégné que malgré tous les éventuels efforts que je serais susceptible de fournir pour ne pas la contaminer ceux-ci seraient assurément vains. Je dois me démunir, me dévêtir sans m'affubler de guenilles pour jouer une pauvreté qui n'abuserait personne et qui m'enverrait dans un monde plus factice encore que celui dans lequel je vis. J'ai un besoin égoïste et salutaire mais point aveugle, du moins je l'espère, de l'amitié d'Annick. J'ai besoin de traduire cette envie qui me submerge par des actes précis, soigneux, respectueux de ce qu'elle ressent. Je voudrais tant être sa douceur, ses silences émus, Je voudrais connaître sa pensée et la suivre comme on suit une ligne de conduite irréprochable... Tous les jours je marche sans savoir comment lui prouver mon attachement, ma gratitude. Je marche, je ne m'arrête plus, j'espère la rejoindre... J'espérais que cette lettre me permit d'y voir clair. Peut-être y verrez vous plus net que je n'y vois sur le moment. Ma vue se brouille.
Je vous remercie de me lire et peut-être trouverez vous quelques mots à me dire qui me permettraient d'être digne d'Annick.
Bien sincèrement,
Elizabeth N. »

Les décors n'existent pas quand le cœur se met à écrire, il est dans son émotion, sa vibration et tout paraît invisible. Au sortir du restaurant Elisabeth prend une voiture taxi jusqu'à la poste du Louvre, il y est minuit, le timbre est bien trempé, il collera parfaitement jusqu'à sa destination.

Neuf jours de poésies folles. Elisabeth N. n'est plus de son monde. Elle arpente le bois de Boulogne, regarde les arbres et contemple le lac miroir dont le manque de sel donne de la saveur à une absence...
Un petit colis en papier moche de Bretagne arrive sur un repose-lettre en argent massif.
« Chère Madame,
Je me suis permis de traduire votre lettre à Annick qui parut se réjouir de vos intentions à son égard. Elle ne m'a cependant pas dit le moindre mot qui eut pu être un début de réponse. Elle a sorti du tiroir de sa table la clé que je m'empresse de vous remettre. Cette clé ouvre la serrure de sa porte. Je vous laisse interpréter comme bon vous semble son geste.
Dans un mois, Noël. Nous vous espérons. Qui sait si Annick ne vous attend plus que moi ?
Bien sincèrement,
Votre dévoué Pierre Vincent. »

La clé n'a pas eu un effet de salut public, ni celui de salut intime. Tout au contraire. Elisabeth N. s'est subitement enfoncée dans un marasme psychologique qui vieillit son visage. Une peau plus sèche, des rides fines, plus longues. Elle n'est plus en pâleur mais en blancheur de drap. Les paupières peinent à tenir les yeux. Ça va mal sous les côtes, ça tire côté pulmonaire, le cœur n'y est plus, des envies d'absence se répètent plusieurs fois par jour.

Pour couronner l'ambiance familiale, les millions or ont stagné cette année, faute de guerre. L'acier se vend mieux quand on se trucide dans les Balkans. Le père d'Elisabeth aurait bien inventé la guerre perpétuelle pour continuer à fructifier... La mère d'Elisabeth passe d'une vente de charité en réunions religieuses, complètement hallucinée. Elle laisse derrière elle, partout où elle erre, des piécettes, les piécettes conjugales pour la paix de son âme. Les dons ressemblent à de petites crottes de lapins semées dans les dunes, encore faut-il avoir vu les dunes bretonnes pour comprendre l'image.

Mademoiselle N. avait vu les dunes, ce qui se vit derrière et ne parvient à en parler à quiconque. Quelques amis intéressés s'étaient inquiétés de la mine déconfite de la fougueuse mondaine sans écouter les explications généralement émises. Quelques faux-amis avaient déjà diagnostiqué une vulgarité naissante, une sorte de dépression épidermique probablement contagieuse : la perte de maintient en était la preuve flagrante. Etre si riche et devenir si ordinaire, la rumeur s'est emballée désormais. La reine de Paris est tombée de son trône après un voyage en territoire crasseux. Regards obliques, dédains astronomiques, la majesté est piétinée dans chaque salon y compris dans les alcôves adultères.

Elisabeth N. s'englue dans des ressentis absurdes : la vie insupporte l'héritière autant que la mort l'angoisse, fort heureusement la nécessité impérieuse de protéger Annick est une inspiration salutaire qui tombe à point nommé. Un impératif mélodieux malgré le fait que leurs échanges furent brefs et que la barrière de la langue écorna les plus jolis mots. Chantant tout de même car pour la première fois de sa vie Elisabeth N. a quelqu'un à qui penser, cette joie supplante la désolation qu'elle vit pour elle-même. Elisabeth se sentait creuse depuis longtemps, elle accusait la froideur parentale, elle accusait la superficialité de la vie facile qui ressemblait à un bon au porteur.

Comment parvenir à l'aide subtile ? Se soucier utilement n'est pas une cause à gagner, ni une guerre à mener ; absolument ignorante, et consciente de l'être, l'héritière décide d'être humble, à charge d'expliquer son geste à l'instituteur qui traduirait toute la difficulté. Acheter, elle sait faire, alors elle organise une matinée d'achats de première nécessité.

Un vendredi, Elisabeth demande un chauffeur, une automobile de beau format, un format qui a du coffre. Conduite avec prudence dans les rues grouillantes de la capitale des riches pour qui sait choisir ses arrondissements, elle commande des arrêts épiceries à son employé en casquette gris souris. Elle achète en belles boutiques des légumes en conserve, des biscuits, du corned beef de luxe, des pâtes de fruit, des fruits aux sirops, des fromages italiens, des pâtes riches aux œufs frais de plusieurs couleurs. Elle supplie aux trois épiceries des caisses en bois dans une intimidation joyeuse, chacune avait proposé des caisses de vin de Reims, elle en sourit pour ne pas en rire. Le temps de la pensée est une gaité insondable qui déflore Elisabeth.

Le chauffeur met tout cela au coffre en perlant du front et reçoit l'ordre inattendu d'aller boulevard Malesherbes à l'étude d'un notaire réputé pour les affaires discrètes. En pleine vigueur, prête à tomber raide néanmoins, Elisabeth est reçue en urgence devant un diplomate Turc pressé. On ne ferme pas la porte à une N. Essoufflée, vite agacée, Elisabeth est dans le bureau des secrets, petit, calfeutré, sans fenêtre avec à peine d'air pour respirer mais dans ces lieux on chuchote beaucoup et consomme peu d'oxygène. Le notaire en forme de boule, boursouflé par les matières grasses de ses excès alimentaires et excès d'orgueil, se régale déjà du déshonneur que va expurger l'héritière très bien sous toutes ses coutures qui défraie la chronique des cercles en vogue. Il le sait, il en est. Chez lui, chaque dossier est sulfureux, inavouable et ce qui est inavouable de la part du grand monde vaut une fortune de silences rémunérés.

Elisabeth se libère avec enthousiasme, cela surprend, d'habitude, on malaxe, on broie, on avale maigrement une salive pâteuse, on édulcore la faillite morale :
— Maître, au cours d'un bref séjour en Bretagne, une jeune-femme dont je ne connais que le prénom « Annick » m'a sauvé la vie. Sa condition est incertaine et sa survie l'est tout autant tant elle manque de moyens. Je tiens à la remercier pour son geste et à ce titre, je souhaite lui allouer une rente discrète afin que cet argent ne fasse pas l'objet de convoitise ou de jalousie dans son entourage. Plus encore, je sais que si elle connaissait l'existence de ce pécule, elle n'y toucherait pas. Je la crois joliment fière.

S'exprimer sans une once de fiel : Elisabeth a du goût en bouche, celui du plaisir réel, celui de la saveur d'un être qui compte. Annick compte donc pour Elisabeth, la soudaineté de l'évidence diminue la superbe de la demoiselle. Cette dernière se voit moins pauvre et moins haute; plus besoin de raidir les mollets, de tendre les cervicales, de jeter les iris vers les altitudes de la condescendance, elle s'assoit mieux sur le fauteuil des confessions, elle gourmande un peu plus encore. L'humilité lui va comme un gant, c'est une surprise manifeste. Elle ne souffre pas, elle ne souffre plus.

— De plus, j'ai quelques provisions de bouche qui sont en caissettes dans le coffre de l'automobile devant votre pas de porte. Je vous demande maître de faire livrer dans la plus grande discrétion par un livreur qui n'ait aucun lien direct avec la presqu'île de Crozon les caisses de victuailles. Vous ne devez en aucune manière agir avec des intermédiaires locaux. Cette jeune femme habite dans un penty proche du lieu dit Lostmarc'h, au Sud, la ferme Kichen. C'est la seule chaumière, votre intervenant ou intervenante devra être d'une discrétion absolue et veiller à ce que cette jeune femme ne manque de rien. Les pluies de la région vont venir, elle pourrait avoir une angine de poitrine, il faudra faire livrer du bois en petite quantité mais régulièrement, ce sera l'occasion de veiller à son état de santé et de la conduire chez un médecin en cas de nécessité. Je vais écrire à un ami de cette personne pour expliquer la situation afin qu'il prépare cette jeune-femme à recevoir mes attentions sans faire mention de l'existence d'une cagnotte. Elle n'est pas prête à recevoir tant. Si jamais, il m'arrivait malheur, vous devrez maître poursuivre ma requête tout au long de l'existence de cette jeune personne et l'adapter à chaque circonstance qu'elle serait amenée à vivre.

— Madame, la démarche est radieuse. Je suis honoré que vous vous en soyez remise à mon étude. Comptez sur ma discrétion et acceptez à mon tour que cette affaire soit menée sans aucun honoraire de ma part. Madame, je suis sincèrement ému, mon métier me fait voir des choses bien sombre et une telle lumière est une belle récompense à mes activités. Je perçois toute la difficulté de votre démarche, faire accepter une aide sans embarrasser, sans modifier le trait d'une vie. Je me charge dans la journée de mettre en place un dispositif qui convienne à la situation. Un grand merci, Madame.
Le notaire avait l'habitude des cagnottes anonymes, pour les enfants naturels tellement encombrants, pour les maîtresses empanachées de satins rouges vifs, pour les amants artistes que le talent n'avait jamais visité... Pour un geste de reconnaissance ajusté, la nouveauté est stupéfiante de la part d'une richissime héritière à la réputation aigre et glaciale.

Voiture vidée, retour à l'hôtel particulier ; l'urgence est d'écrire et d'expliquer l’inexplicable chaleur sans travestir, sans attirances, sans essence combustible. Impossible. Impassible surtout pas. Elisabeth endosse la vêture des angoissés pathologiques, est-ce qu'Annick allait accepter sa clé de soulagement ?

« Cher Pierre,
Je reviens vers vous avec une allégresse et une angoisse indissociables. La clé d'un bonheur qui me libère est dans une boîte en bois d'une dimension adaptée rangée dans mon chevet. Chaque soir j'ouvre le tiroir, j'ouvre l'écrin de mon émerveillement, je peux dormir alors. J'ai besoin de cette clé, elle est mon bonheur, elle est le compas de mes erreurs.
Annick, je vous embrasse tendrement, je voyage en tête, je survole ce que je refusais, je perds mes grands airs. Merci est si petit, unicolore, vous me faites aimer la vie... Alors, alors j'ai cherché, et je n'ai pas trouvé... Si bien sûr, j'ai trouvé la facilité de vous faire parvenir des nourritures pour me rassurer, pour être sûre que le destin me laisse le temps de vous comprendre, de vous apporter à mon tour une élégance, une nécessité que vous porteriez longtemps comme je porte désormais votre élégance en moi, proche du cœur, essentielle à celui-ci. Pardonnez ce que vous pourriez considérer comme une profusion indécente. Je suis maladroite mon Annick, je ne sais pas encore ce qu'est l'adresse. Pardon indéfiniment, je crois que mon indiscrétion est honnête, dites-moi pourquoi vivez-vous si seule avec des douceurs si vivantes en vous, le monde vous effraie-t-il ? Curieuse, je le suis, des sourires au ventre, je vous espère patiente à mon égard... Demain je serai mieux, au lendemain, au plus tôt, je serai mieux à même de vous offrir la clé qui vous sera utile, si vous le souhaitez.
Dites-lui tout Pierre, j'ai cette distance à combattre, Paris est une ombre de frayeur, la lande est la vérité qu'il faut savoir admettre. Racontez-moi sa vie, s'il vous plaît. J'espère que ma lettre vous trouvera Annick et vous, en bonne santé.
A bientôt chers amis,
Votre dévouée Elisabeth »

« Chère Amie, Permettez-moi de vous transmettre le grand désarroi d'Annick, vos prodigalités n'ont pas trouvé suffisamment d'étagères. Après la surprise, que je devine heureuse, Annick m'a dit qu'elle vivra cet hiver sans la peur du manque. Elle accepte la vie même si la vie en dépendance n'est pas son vœu. Elle comprend votre embarras, elle ressent un embarras aussi prenant. Elle croit à la valeur du temps, elle a perdu la croyance en Dieu même si quelques gestes conditionnés lui rappellent sa religion... Je la vois soulagée. Soyez-le aussi.

Avant de vous écrire la vie d'Annick, pour ce que j'en sais, et au risque de vous heurter, je me sens dans l'obligation de vous éclairer quant à la réalité des vies d'ici. La presqu'île de Crozon habille ses hommes et ses femmes de manière différente d'Ouest en Est. Le monde des pêcheurs n'est pas celui des paysans. La petite bourgeoisie qui ne se compare pas à votre fortune mais à quelques économies substantielles dans un univers dépouillé, croisent les orgueils et les malices pour des bénéfices savamment orchestrés par l'église qui tient le cordon de la morale au plus strict. Qui n'est pas né sur place est un étranger, qui ne se conforme pas est écarté, qui est mal né est un outrage... La peur du Diable est plus forte que la crainte de Dieu. La rumeur est toujours victorieuse devant la plus éclatante des vérités. La rumeur tue plus surement qu'une mer déchaînée et chacun est prêt au pire pour préserver une réputation ou en amenuiser une autre qui fait de l'ombre.

Le père d'Annick est un pêcheur disparu en mer. Celui-ci fut célébré avec une grande ferveur à l'église de Crozon. Le curé délia une homélie quasi princière pour honorer la mémoire d'un homme qui, ai-je entendu, sans pouvoir le confirmer pas un quelconque fait, n'était pas si catholique que cela. L'occasion était trop belle pour le curé de resserrer les rangs autour d'une peur collective, celle de la mort calamiteuse avant une éternité qui pourrait l'être davantage. Un vie de pauvre est déjà bien longue aussi brève soit-elle et l'angoisse d'un enfer promit à qui dévoierait la parole du seigneur tout puissant est paralysante alors on s'impose une conduite apparente pour en réchapper face au jugement dernier. A l'égal du jugement de Dieu, l'opinion d'autrui. On prie Dieu ici et l'on fait périr les bons sentiments au nom du qu'en dira-t-on là.

Après la mort du père d'Annick, son épouse a glissé dans une sombre dépression agitée par le chagrin et la hantise de mourir de faim ainsi que de voir sa fille quitter la maison pour aller en ville et travailler dans une maison bourgeoise. La plupart de celles qui sont parties tenter leur chance dans le monde de l'argent, ont été mise au lit par l'hôte qui voyant sa faute grossir dans le ventre de « son pêché » a mis à la rue son indécence. Chaque rue à son trottoir. Cela se sait ici même si certains pères expulsent toujours leurs filles pour alléger le poids des privations. Lentement et malheureusement, la mère d'Annick bien que supportée par quelques voisines imbibées de bonnes intentions, ivres de la terreur du malheur soudain, a mis fin à ses jours quand elle fut convaincue qu'Annick ferait mieux sans elle. Plus jeune, plus alerte, c'était peut-être vrai... C'était terriblement vrai.

Je savais cette tragédie qui s'est produite au printemps dernier lors des grandes pluies qui font tousser ceux qui n'ont rien à se mettre sur le dos, je n'ai rien fait de bon. Je suis un instituteur de l'école du diable. Les catholiques crachent dans mon dos et les laïcs exigent de moi une conduite exemplaire d'une neutralité inhumaine. Je suis un livre écrit qui doit répondre de chaque virgule sinon je serais honni et moins d'élèves encore viendraient en salle de classe. Ma collègue de la classe des filles subit le même sort.

Il n'était pas possible que je m'inquiète pour elle, que je lui glisse la moindre petite monnaie car ON l'aurait su. Par rumeur interposée, ON m'a raconté qu'Annick avait supplié en bonne chrétienne que sa mère ait des obsèques religieuses ce que le curé aurait refusé à grands cris digne d'un démon en furie, le saint homme n'a pas voulu risquer de perdre ses quelques ouailles fidèles aux hypocrisies. Depuis des mois, Annick erre en totale solitude abandonnée de Dieu et des hommes. Personne ne lui portera le moindre pain, elle est la fille de la suicidée et si du temps du deuil de son père elle était une pauvre malheureuse, aujourd'hui, elle est celle qu'il faut éviter pour que le mauvais sort ne frappe qui émettrait de la pitié, en réalité pour éviter d'être devant sa mauvaise conscience... Une fille seule n'est que l'incarnation du Diable tant sa chair est une tentation, c'est Dieu qui met les pieux et les incrédules à l'épreuve, en réalité une fois de plus, on craint un quelconque adultère, on craint un petit commerce, un enfant illégitime, on craint d'être jugé pour un simple regard sur elle... Quel malheur va-t-elle attirer ? Tous les mondes de Crozon et de Morgat jusqu'en Camaret et Argol s'interrogent.

J'allais oublier les bûches de chêne bien sec, quatre paniers ravissants. Annick n'en n'avait vu. Elle aimerait partager sa première flambée en votre présence. Hier, elle est partie ramasser des petits bois d'ajonc. Son pas était énergique. Elle vit mieux.

Merci à vous. Certains mercis ont plus d'importance que d'autres.
Votre reconnaissant,
Pierre. »

Comment le malheur d'Annick a-t-il pu réjouir Elisabeth confinée dans la bibliothèque familiale ? Après trois lectures et autant d'impressions générales, Mademoiselle N. émue sans larmes, vindicative sans retenue, tient en elle une décision irrévocable. Toute sa noirceur, ses méandres, ses calculs dont elles ne se séparent jamais, tout particulièrement en salon, revendiquent un usage d'excellence, celui de sauver la réputation d'Annick. Les ombres de la demoiselle batailleront en rangs serrés.
Elisabeth marmonne :
— Redorer une réputation. Voilà ma clé mon Annick.
Une satisfaction suivie de près d'un apaisement, mènent Elisabeth N. vers une promenade dont elle ne se souviendra pas du décor. L'esprit se concentre sur la stratégie de reconquête d'une renommée. Il lui faut mettre fin à sa réputation parisienne et faire naître une réputation crozonnaise. Le jeu en vaut la chandelle. Le jeu en vaut l'amusement.

Il n'est pas facile d'admettre qu'un défaut puisse être utile et pourtant, ce que se reproche Elisabeth, son affligeante proportion à abîmer les êtres et les sentiments pour les rendre pitoyables aux yeux de tous, cette capacité à jouer avec les attitudes et les mots pour duper et obtenir des résultats escomptés ou des déroutes souhaitées, tout ce fourbis indigeste qui l'indispose désormais servira enfin... Absolument diabolique, la demoiselle de Paris organise la prestation comme suit.
Retourner à Morgat et Crozon. Etre vue, revue, en chaque rue, ruelle et venelle. Sourire aux lèvres, yeux de biche à l'affiche.
Demander audience au curé afin d'approcher le malin en soutane et supplier de l'accepter en son église, elle qui vient du temple des désinvoltures.
Laisser l'impression que l'esprit est en révérence devant la modestie.
Eparpiller des attentions auprès des suspicieux.

Elisabeth N. se compare aux novices faisant leurs premiers pas au couvent. Changement vestimentaire, en finir avec les valises et les malles. Le voyage en dénuement se doit d'être convaincant et l'artiste en subversion doit vivre sa roublardise comme un roublard hors pair. Pour descendre d'un ton et même de quatre tons, Elisabeth N. est allée dans les quartiers où la mode est ordinaire, sans doute utilitaire. Les modistes sont visitées. Elisabeth est aimable, très avenante même. Elle s'exerce à trouver le timbre de voix de la femme qui se replie sur elle-même. La chasteté intellectuelle a son registre. Il faut respirer peu, diviser les idées par deux et transmettre de la sinistrose en overdose. La quatrième modiste jurerait d'être devant une jeune veuve, une grande et belle malheureuse. Les deux chapeaux retenus sont des preuves de désespoir... Du gris anthracite à faire pleurer les clowns. Ainsi de suite, le recul, en tout, y compris dans les comportements et les gestes, les étoffes et les dentelles. Oui Elisabeth N. ne cesse de s'exercer à se débarrasser de l'excès pour le remplacer par de la mesure et si la mesure est étriquée, le subterfuge sera d'autant plus insidieux.

Après trois jours de mutation intérieure, c'est à cinq heures au soir, que la comédienne des soucis présente à ses parents son intention de s'installer provisoirement en Bretagne, à Morgat dans une pension de famille pour une retraite nécessaire. Debout, devant un miroir d'autosatisfaction, le père hoche la tête. Ne plus voir sa fille a le doux parfum d'un éloignement agréable à vivre. La mère tique quelque-peu... et s'exprime trop vite, le regrette, mais c'est dit :
— Voulez-vous ma fille que je vous accompagne les premiers jours.
La dame s'attend à être décapitée sans jugement.
— Mère, je reconnais ne pas y avoir songé mais voilà une excellente idée, je vous montrerai ainsi un pays qui recèle de bien étonnantes personnes... Nous partirons une semaine avant Noël. Je vais écrire à mes hôtes la bonne nouvelle de votre venue.
Assises toute deux, en face l'une de l'autre, de marquise à marquise tapissées, les regards avaient été invasifs. La mère stresse, se méfiant de la hargne de sa fille. Cette dernière baisse les yeux. La mère saisit immédiatement que sa fille n'a pas les douleurs des femmes, ni les façons chagrines des jouvencelles. Il se passe quelque chose d'important. La dame ménopausée entre en silence.

L'industriel rigole de la glotte : un Noël avec une de ses maîtresses, mais quelle blondeur choisira-t-il ? Quoiqu'un marchand de poudre lui ait certifié que la Chinoise est explosive et peu demandeuse...

Elisabeth ouvre et ferme des portes, toutes sortes de portes. Sa mère la suit à chaque fois qu'elle le peut. Elisabeth ne tient pas en place, elle est heureuse sans s'en rendre compte. Elle disperse les biens de ses appartements et demande à ce que l'on fasse de la place jusqu'à pousser les murs si nécessaire. Sa chambre est une glacière, elle dort emmitouflée et quand les narines lui brûlent, elle met son nez sous l'édredon. Fenêtres ouvertes, à la mi-décembre, des fumées de charbon des hôtels particuliers voisins parviennent à calaminer l'odorat de la bouillonnante jeune-femme.

Comme annoncé, elle avait écrit la veille à l'instituteur pour que celui-ci prévienne Annick de la venue de sa mère. Elle avait précisé qu'elle viendrait une semaine avant Noël mais qu'elle ne rendrait pas visite à son amie Annick. Elle avait à faire pour ce qu'elle prenait pour chose utile. Elle raconterait tout à sa tendre Annick... Au nombre d'Annick écrit dans la lettre, on eut pu croire qu'il s'agissait d'une énumération de toutes les Annick de France. Pierre Vincent était prié de trouver une pension de famille avec pignon sur route, à la plage de Morgat. Quelque chose d'incontournable, non pas dans le standing mais dans la visibilité. Elisabeth voulait être vue et de bellevue !

Faribole et anarchie, la veille du départ du train pour Brest, Elisabeth est partie seule Au Bon Marché au rayon des bas de laine. Elle en sélectionne quatre paires pour Annick, autant pour sa mère ainsi que pour elle-même. Rayon homme quatre paires de chaussettes sont triées d'une pile. Par les boulevards, à pas sportifs, elle entre dans une épicerie fine pour acheter des oranges sucrées qui doivent supporter un voyage en Bretagne. Elle achète ensuite dix sept tablettes de chocolat noir. Elle ressort du magasin avec une sorte de mallette d'artiste en bois. Elle aurait été peintre que son équipement n'eut étonné personne. Elle penche du côté où elle va tomber, c'est lourd...
– Madame, puis-je vous aider ?
– Je vous remercie Monsieur. En d'autres lieux, des femmes portent bien plus, je dois m'y tenir, merci encore...
– Comme vous voudrez !

L'épaule droite dérouille. Elle change de main, l'épaule gauche est moins vaillante qu'espéré. L'effort physique, celui qui est douleur, pénètre les muscles d'une femme qui n'a jamais porté autre chose que son arrogante prestance. Elle sent son visage grimacer. L'effort : qu'est ce donc que cette insupportable torture ? Elle enlève un gant pour qu'il entoure la poignée de cette mallette infernale. A l'instant, une femme de l'ombre regarde la déchéance d'Elisabeth N. Visage presque pourpre, en sudation jaunâtre alors qu'il fait 4°. La pipelette de deuxième bordée sucrera dès le soir l'ancienne reine des cancans mondains. Qui sait si l'information n'est pas le passe ultime pour atteindre la première sphère, le cercle des joutes verbales d'Elisabeth N. elle-même. On ne parlerait plus alors d'une déconfiture mais de l'hallali de la déesse Médisance.

La condamnée aux oubliettes s'aperçoit de la surveillance insistante, elle pose définitivement son encombrement sur un sol pavé. Renifle, oui, il faut le dire quand de telles horreurs surviennent, Elisabeth N. renifle boulevard de Courcelles au niveau du n°33 ! Un geste mortel s'ensuit, la Majesté toute entière s'éponge le front avec l'une de ses manches... Comme Annick l'avait fait quand l'instituteur l'avait interpellée. Elisabeth se met à rire comme une déboussolée. Celle qui épie est hagarde, se ressaisit d'une encâblure et s'épouvante de la démence observée. Comment raconter à Paris ? Paris va connaître une terrible vague d'incrédulité qui ira se nicher dans les grandes oreilles d'un petit notaire bouffi.

Chez la maîtresse princière d'un aristocrate napoléonien, on soupe et on bisque le homard sans scrupule. La seconde bordée avait su en fin d’après-midi téléphoner à qui favorisait de droit les invitations là où on devait être invité à la nuit tombée. A l'évocation du scandale, la transmission jusqu'à qui l'on sait se fit en moins d'une demi-heure. Avoir un scandale pour invité assure la plénitude d'un salon en vogue. La demi-princesse par intermittence a une cote à la hausse, on lui prédit un grand avenir dans les gazettes. Bien qu'elle habite modérément rue du Cherche-Midi, le 8ème arrondissement restant loin, il ne saurait esquiver un spectaculaire rapprochement. Etre à la proue des vertiges, connaître la résonance de sa réputation après laquelle on s'estourbit, on s’agrippe, on se défroque, et au final dont on se prévaut... Le plus fin des alcools ne procure pas un telle ivresse. La demi-dame a supplié le fameux notaire de se joindre à l'assistance. Il ne peut refuser, son aisance en dépend.

Autour d'une longue table, les notoriétés des cercles animés sont réunies et cancanent sur tout et rien à la fois. On attend la mise à feu de l'hôte à propos de l'affaire du jour. L'acte d'accusation est tonné à 23h37 en ré-mineur parce qu'attaquer de front Mademoiselle N. pouvait détruire un plan de carrière et conduire à l'exil en province, dans un hôtel de passe pour les plus grands ratages, cela s'était déjà vu.

Le notaire, par anticipation, dans une sorte de grand écart de précautions soupesées, ne permet pas à la seconde bordée de publier son témoignage et s'adresse au cotillon empanaché qui a compris qu'un boulet d'invectives serait le malvenu.
— Madame, je devine une certaine agitation compréhensible au vu de ce que les apparences nous font savoir par des voix détournées, cependant, afin que vous n'ayez à souffrir d'aucun désagrément dont vous seriez une pure victime, je dois, sans déflorer le secret de ma profession, ajuster la réalité que je partage de tout cœur avec Mademoiselle Elisabeth N. Ce qui nous apparaît aujourd'hui comme un grand désordre indigne du rang qu'occupe avec élégance Mademoiselle N. est le fait d'un agissement aussi déterminé que gracieux qui honore la nature humaine et convient à Dieu.

On se tait magistralement, si la teigne des teignes sert du divin cela correspond à une lettre de menaces, voire un coup de semonce, en tout cas une frontière à ne pas franchir. Mademoiselle N. n'est pas défaillante et qui en doute risque l'infortune de la volatilisation. L'aristocrate par coucheries interposées vient d'allonger un long merci à l'intervenant, elle argumente ensuite sur la nécessaire tenue des propos et la lucide intelligence de discernement des gens du monde. La seconde bordée, prétexte une migraine et soulève le séant pour franchir la porte de l'exclusion. Dès le lendemain, elle partira à Bourges pour sauver une place de dame de compagnie avant que la foudre des vengeances personnelles ne s'abatte sur elle. La soirée fut sinistre, cependant chacun avait conservé son fauteuil d'introduit. On promit au notaire de bonnes affaires en ville.

Il est 10 heures, le visage derrière l'une des vitres du salon de la maison de location qui ne peut davantage donner sa vue idéale sur l'anse de Morgat et sur la route de la plage, Elisabeth est en impatience, elle vibre sur elle-même. L'arrivée hier au soir avait été chahutée par le clapot de la rade de Brest qui semblait en vouloir à la coque du bateau à vapeur. L'instituteur avait loué une voiture hippomobile de qualité et avait conduit l'attelage de la cale du Fret à la Riviera de Morgat avec chaleur et retenue. Elisabeth ne l'avait pas considéré comme un valet mais en égal, la mère en plein océan de discrétion en fut pour sa première surprise. Aujourd'hui, il tarde à Elisabeth N. d'entrer en scène et compte sur le hasard pour activer le succès.

Voici une mère qui avance à petits pas derrière sa fille. Une fille droite qui trépigne comme une athlète entraînée avant une compétition déterminante. Les deux femmes ont choisit un costume de scène très proche ; à 10 pas, un œil distrait pourrait les confondre avec celui de religieuses d'une congrégation non répertoriée dans le quartier. Elisabeth annonce le programme d'une promenade en bord de mer sur cette route sans revêtement qui dégouline jusqu'au port de pêche. Elle s'inquiète de la fatigue de sa mère, celle-ci répond surprenamment :
— Je suis au repos depuis tant d'années.
Elisabeth ne relève pas et emporte sa mère par un bras lancé qui ressemble à un ordre de cadence. Elles sortent mais à l'instant de quitter la maison toute en hauteur pointue, Elisabeth se retourne de manière posée sur le perron terrasse.
— Je vous remercie Mademoiselle, votre service depuis notre arrivée est parfait, transmettez aussi mon compliment à la cuisinière.
Un chant de grâce. Le ton apaise la bonne rosie sans qu'elle n'ait tout approfondi. C'est sa deuxième place et parle mal le français mais différencie l'odieuse réprimande bourgeoise et l'encouragement à servir au plus juste. La très jeune femme réussit une révérence. S'il avait fallu y redire, la reprise ne valut pas la chaussette. Elisabeth incline la tête après un large sourire. Un sourire envoyé sur mesure. Le spectacle du tact commence.

En hiver, à part la boue qui s'agglutine à tous les graviers, il n'y a rien d'humain qui s'agglutine sur le passage. Fort heureusement, il ne pleut pas et si les bottines du peuple se badigeonnent d'argile, les bas de laine chauffent les pieds des dames cristallines. Sur la droite un rang épars de villas closes attendant Pâques au moins pour s'ouvrir, sur la gauche le bord d'une falaise et une basse mer en contrebas. La mère et la fille ne se font pas la conversation pour autant elles s'exercent à de relatives tendresses, hésitantes malgré tout par manque d'habitude.

L'arrivée sur la place portuaire est en pente douce derrière l'estacade de l'Hôtel Hervé. Ça ne bouge pas beaucoup de nulle part, la pêche en hiver fait relâche et l'agriculture fait quelques matinées dans les terres en arrière pays. Elisabeth est déçue, son calcul se basait sur une présence humaine suffisamment dense comme en ville pour lancer sa tournée. Sa joue gauche grogne, une semaine de représentation est vite passée... Trois marins surpris en cours d'immobilité exemplaire scrutent les étrangères.

A défaut, d'un public, Elisabeth astreint sa mère à se déplacer au devant des gars qui prennent la peur.
— Pardon messieurs, bonjour, nous voudrions rejoindre le bois de pins sur cette colline là bas, comment faire je vous prie ?
Ils se débinent effrayés par la jactance de bourge qui, par expérience, s'achève toujours par du mépris de ville. Tout est bien pire que ce qu'avait prévu Elisabeth N.
— Ben Mdames, zavez qu'à me suivre là haut à la batterie, j'suis le gardien. Ya que des arbres à voir.
Le bonhomme venu de l'arrière plan n'est certainement pas breton, il use les mots au pilon alsacien. Un soldatesque qui circule avec trois bouteilles de vin, ses amies d'embuscade contre l'ennemi qui tarde à pointer ses bouches à feu.
— Permettez-moi de vous présenter ma mère, Mme N.
— Pardon Mdame, c'est donc vrai que vous zêtes de la famille des zindustries d'armement, c'est qu'on avait quèques spécimens en batterie là haut... Maintnant, ya plus que les ronces et les chauves-souris... De la désolation qu'est pas belle à voir.
— Rassurez-vous capitaine, nous ne sommes pas en inspection...
— Oh Mdame, adjudant de forteresse, Anahauser sans affectation actuellement.
— Le grade réel ne représente pas nécessairement la prestance, Adjudant.

La mère ne saisit pas l'opération de diversion en cours, elle « amabilise » ses traits afin de suivre sa plaisante fille mais le sous-officier en prend pour son grade, ce qui a le don de le ragaillardir. L'assaut du corps de garde du Kador s'entame par une marche sans trainards.

D'abord les quais du port, puis un chemin à flanc de falaise, modeste et essoufflant. Elisabeth n'a pas besoin de pousser le questionnaire pour que le vieil uniforme se mette à raconter sa vie. Une vie de militaire qui appartient à l'armée et qui réduit l'homme à un devoir de sacrifice sans contradiction possible. L'homme fronce, étend des bras fatigués pour indiquer le fil de terre à suivre et donne les détails d'une carrure en usure. La tête est basanée par le soleil et le sel, il tient debout parce que c'est la mode chez les artilleurs. Il a perdu sa femme, il y a longtemps, maintenant il est tout le temps seul. Il doit se méfier des espions bien qu'il ne sache pas à quoi cela ressemble un infiltré. Les paupières sont franches et abaissées, il avait dû être un bel homme, il avait dû être fier. Elisabeth ne le quitte pas des épaules tout en tenant sa mère qui peine un peu sur les marches de micro-granit qui trace l'ultime passage vers le surplomb de la batterie de canons. Voilà au moins deux plate-formes bien visibles sur lesquelles des tiges filetées dépassent d'un mortier lissé, les autres sont un peu plus loin, on ne les voit pas bien. Les deux femmes ont un temps d'arrêt, la fortune familiale se résumait à du métal menaçant derrière un parapet maigrelet. Pour les besoins d'une défense côtière impalpable, le paysage d'un bois de pins avait été façonné par des emplacements circulaires d'affûts N. Et si les canons s'étaient volatilisés pour nourrir une guerre lointaine, subsiste la blessure végétale. La batterie est anachronique, sa dérision impressionne.

Les deux visiteuses progressent sur une herbe trempée et s'approche d'une croute sphérique en béton. Elles apprennent qu'il s'agit de l'entrée de la soute à munitions sous roc. Un instant, Elisabeth N. avait songé à l'habitation du gardien. Sa pensée fuite :
— Mais où habitez-vous adjudant ?
— Ben c'est bien simple, dans le corps de garde. J'ai une pièce. Un cachot pour ainsi dire...
Il est évident que pour cet homme fragilisé et la demoiselle friable, une reconnaissance s'impose. Un petit retour en arrière, vers l'entrée de la batterie, un bâtiment cubique, un porche en granit particulièrement massif, une porte à droite, une à gauche, celle de droite s'ouvre sur la niche. En rêvant un peu, on se prend 4 m² dans les narines humidifiées par une atmosphère de poussières collées aux murs luisants. La paillasse est une indignité. L'ouverture en arc est haute sans vitre avec des barreaux... Une meurtrière à hauteur de soldat en angle de tir. Du vent, de l'air en tourbillon, un poêle rouillé et des sabots avec de la paille avachie dedans. La lampe à pétrole agonise sur un dallage.
— Monsieur, ce n'est pas Dieu possible, on ne peut pas en haut lieu tolérer cela.
Elisabeth est d'une colère froide spontanée.

Le bonhomme est atteint que quelqu'un puisse se mettre en colère à sa place. Il pose sur le tabouret ses litrons. En se baissant, le pantalon trop court remonte et dévoile des varices cramoisies. La stature se relève dans la douleur. Le poids du dépit. On sort... Elisabeth contemple cette décrépitude qui n'avait pas parlé d'héroïsme, de sang, de compagnons qui hurlaient à la mort dans des combats cruels. Elisabeth voit un homme enseveli sous l'inutilité de sa tâche qui est devenue l'inutilité de sa vie. Elle ne se donne pas le temps de le plaindre tant en ces yeux déprimés elle devine son avenir : un dépérissement certes chauffé dans des murs secs, mais une décrépitude annoncée par errance ordinaire qui étouffe l'envie de respirer. Quand respirer ne devient plus un impératif, les poumons laissent une vaste cellule d'isolement dans le thorax. Un lieu d'absence, un univers de vide si intersidéral qu'il devient magistral. L'adjudant est un désespéré de première ligne, Elisabeth appelle la fraternité. Lui dans un cachot à rendre fou le simple d'esprit ; elle dans son hôtel particulier à s'étioler comme une âme en peine. Elisabeth est blême, sa mère assiste à cette métamorphose déchirante. Des secondes astronomiques tombent de l'infini. Elisabeth laisse passer son envie de mourir sur place et reprend sa lueur :
— Adjudant, je raccompagne ma mère à notre pension et je reviens dans la journée ou au plus tard demain vous apporter des couvertures, on vous livrera prochainement un corps de chauffe dès que possible.
Le brave décroche son képi douteux d'une pointe rouillée fichée dans un joint de pierres. Il se raidit, fait le sous-officier en revue et salue... La demoiselle intentionnée oublie de fabriquer sa nature, sa nature la double si bien que son personnage brille par son absence. Piégée à son insu. Vivante, contre son gré.

De la vitalité, il y en eut partout et en tout dans les heures qui avaient suivi. Trouver les couvertures promises fut aisé chez une mercière velue du menton, et ceci bien qu'il fallut grimper une belle côte pour atteindre le bourg commerçant de Crozon. La laine était lourde pour une citadine et légère pour la ruralité toute entière, toujours cet écart de perception désagréable à conscientiser. Elisabeth s'en contenta sans rechigner, par contre trouver un poêle qui chauffât, qui accueillit une cafetière et qui sut se prévaloir d'une grande modestie dans son volume, cela ne se put car dans tout le canton, avait affirmé le quincailler, on utilisait des modèles appréciables pour s'assurer d'une qualité de chauffe. La lecture entre les lignes de la déclaration principe indiquait que les pauvres n'avaient pas les moyens de se réchauffer et que les nantis brûlaient à la dépense. Elisabeth avait tout modestement déballé son intention d'offrir un chauffage à feu continu au gardien du fort de Morgat. Le commerçant eut une pincée de scrupules quand il apprit les conditions de vie en étroitesse du militaire, il l'ignorait, il pensait que soldat de forteresse était une bonne place en temps de paix. En conclusion l'armée française était mal chauffée. La gravité devint patriotique. Deux solutions se présentèrent au rapport, ramener le poêle d'un vague cousin habitant à Telgruc-sur-Mer dont il n'avait pas l'usage ou après avoir consulté le catalogue du fournisseur, commander le modèle idéal au grossiste de Quimper qui le commanderait sans doute à Paris à la maison mère. Il fallait compter un bon mois, au mieux. Elisabeth choisit les deux solutions, le vendeur fut brièvement étonné et cependant diminua sa surprise sachant l'indignité de la situation. Le consensus de la pensée, de l'intention par delà les styles de vie, les perspectives, les rôles à jouer. La demoiselle de la ville s'attacha à cette idée d'universalité très agréable au demeurant. L'homme moustachu roux à trois poils près avec un demi bec-de lièvre sympathique rayonna de la même sensation. La scène se termina devant la vitrine en pleine rue. Deux bonheurs en valaient un : Elisabeth avec une couverture roulée sous chaque bras, nettement encombrée et joyeuse et le marchand qui certifia la livraison du poêle à cousinage dès le lendemain en fin de journée et rappela le poêle en émail bleu de la république sauvegardée en attente. Politesses et jubilations partagées.

En ce qui concerne Elisabeth, cette activité physique qui lui tirait les bras et fatiguait les pieds lui enlevait sa figure maussade habituelle. L'animation de son être apportait un lot de fébrilités émoustillantes. Etre mal physiquement, être bien en son âme et conscience. Elisabeth avait jusqu'ici été bien en son corps, lasse en son cœur, l'interversion des sens était un ravissement.

Pendant ce temps on piaillait, dans le dos de la porteuse sans souci, de deux à quatre, à huit personnes... On s'enquit auprès du commerçant ravi, ce qui confirmait la pelote d'éloges de la mercière. Mathématiquement, les deux revendeurs n'ayant pour point commun que leur acrimonie mutuelle, les témoignages atteignirent les statuts de la vérité véridique. Le rouquin avait secouru l'armée par l'intermédiaire d'une dame de grande sensibilité, telle avait été le point culminant de la déclamation. Le mot ne fut pas compris de tous. Le mot sensibilité fut coché comme méritant, du plus haut mérite cela va sans dire. En Crozon, les choses qui ne se disent pas se racontent à merveille. Du merveilleux, il n'y a qu'un pas vers la volonté des cieux.

Elisabeth en descendance emprunta le chemin qui plongeait littéralement vers Morgat. Une longue pierre plate bordait ce ruban mal aplani, elle y posa ses couvertures couleur terre profonde. Quelqu'un là bas vint à elle, c'était une femme volontaire :
— Pas comme ça Madame, faut-pas, c'est la place des morts !
Elisabeth comprit l'urgence de reprendre son paquetage sans vraiment saisir l'atrocité mortifère.
— Je vous ai fait peur, Madame, pardonnez... Comment dire ? Les gens de Morgat posent les cercueils de leurs morts pour prendre le souffle avant d'aller à l'église St Pierre de Crozon. Le corbillard et le cheval dans cette montée, ça ne tient pas.
— Pardon Madame... Je suis sincèrement désolée...
— Ya pas de mal mais faut pas le faire, on a nos croyances.
La femme énergétique grassouillette et bienheureuse, chantait la vie et le « pardon Madame » mit des étincelles dans ses noires prunelles.
— Vous allez où si chargée, ce n'est pas digne d'une dame que cette tâche...
— Je porte ces couvertures au gardien qui est bien mal en point, là bas, voyez la pointe à l'horizon.
— Au Kador ? C'est que ça fait une trotte pour vous.
— J'ai oublié d'acheter des bandes de contention, le pauvre homme à de mauvaises jambes. J'ai voulu faire trop vite
Vite dépossédée de ses couvertures, Elisabeth suivit le tourbillon de dynamisme jusqu'à sa maison fort jolie derrière une haie haute. Une petite maison aux volets verts jeunes pousses de pin. En moins de deux, dans un atelier de couture, d'une gaité prolifique, Elisabeth N. tenait en ses mains quatre rouleaux d'une texture souple. La couturière ne voulut pas être rémunérée et rejeta Elisabeth au dehors. Visiblement la tendre nervosité de la Parisienne aurait infléchi le moins sensible des baromètres. Le goût de la précipitation, les erreurs que l'on y commet, tout cela est si nouveau qu'Elisabeth est en transe. Le présent est en elle, le passé s'est absenté, le futur intrigue. L'instant est celui des fous heureux. La marche est sensible aux pieds, les bras s'engourdissent à trop étreindre les couvertures. Les pas s'allongent, la vie s'étirent aussi élastique qu'elle soit. La route s'est élargie, une sorte de boulevard de campagne annonce bientôt le bord de mer que voilà. La mer est un parfum salutaire. Les bronches captent l'iode de la marée haute. La goutte au nez que voici, Elisabeth rit. Qu'il est bon de rire de presque rien. Il suffirait de peu pour chanter à tue-tête.
— Dans la troupe, il n'y a pas de jambe de bois
Il y a des marches qui ne se ressemblent pas,
Un, deux, un, deux...
Mon Dieu, si on me voyait à Paris, on me prendrait en pitié, on suggérerait un enfermement et des médecines puissantes...

Elisabeth soliloque, les villas du rivage écoutent, on suit la drôlette sans l'évaluer comme telle, on sait déjà à quoi correspond cette déambulation juvénile. La femme du monde apporte des couvertures à la patrie... La couturière a le téléphone, son mari est fonctionnaire... La standardiste a des oreilles et mille et une bouches, son mari est parti avec une silencieuse. Dorénavant, on sait que le gardien a des varices, tout le monde le sait, on déplore de ne l'avoir su plus tôt, on s'en excuserait presque auprès de la demoiselle de si bonne composition.

Courir, Elisabeth l'approuverait mais à la ville on ne court pas, on traîne sa prestance avec l'élégance des paresses institutionnelles. Elisabeth bringuebale sa félicité quand une vitre devient bruyante, on lui cogne dessus. Un hôtelier à carreaux écossais bien en chair œuvre à des gestes amicaux tout en désignant une silhouette. Il s'agit de l'adjudant d'avant garde qui est attablé devant un verre mi-plein. Sachant qu'elle ne serait pas entendue, la demoiselle de bonne composition s'exclame :
— J'arrive !
Le cri s'amuse de ses excès d'aigus.
L'homme en tablier professionnel ouvre la porte qui cogne un carillon.
— Madame, quel honneur, on vous attend.
Le sous-officier est bien évidemment en position du soldat aux respects.
Les couvertures passent mal le dormant. La demoiselle gigote tout en saluant et se dégage sans aucune nervosité, tout l'amuse, surtout son empressement quasi juvénile. Elle se lit et découvre ses propres pages, elle s'intéresse à ses réactions inédites.

Elisabeth souffle sans chercher à se donner un air, les 17° de la salle de réception étouffe la fraîcheur venue du dehors. Le cadre est quelque peu surfait, la décoration bleutée est dépareillée comme le maître des lieux qui tente le paraître commerçant. Argenterie, faïencerie, panachées de cuirs râpés et des peintures de paysagistes sans couleur sur des murs sinistrés.

Elle pétille au naturel, elle s'aime ainsi tout en se surprenant vraiment. Du rouge aux joues, des lèvres rosies et des bleus de ciel d'été entier aux iris. On la voit fleurie dans ces plâtres affadis. Elisabeth s'emporte :
— Me revoilà Monsieur le sous-officier, j'ai trouvé des couvertures, j'ai aussi des bandes de contention que m'a offert une couturière. La gentille dame habitant à côté de la pierre au cercueil... J'oublie de vous saluer, ma mission m'a tourné la tête...
Elle raconte, elle déballe la marchandise autant que son aventure. Elle enjolive, tourne en dérision sa prestation et n'oublie pas de préciser l'arrivée du poêle provisoire. Elle s'éteint un peu pour décrire la couleur du poêle neuf qui arrivera plus tard. L'ironie sur une couleur républicaine pourrait heurter, cela la fait se taire.
L'adjudant ne sait quoi dire... Elisabeth est infiniment détendue... Le tenancier rebondit de son ventre très en avant :
— Madame, l'adjudant nous a narré votre délicate intention... Voyez adjudant, vous avez croisé la bonne personne, aussitôt dit, aussitôt fait... Je vois bien que vous vous refroidissez, prenez un bol de soupe Madame, et un bon repas à tous les deux, c'est la maison qui offre, ça fait plaisir de voir ça de la générosité sans étiquette, sans bondieuserie... J'espère que je ne vous heurte pas. Je n'ai rien contre la religion et les religieux, pourtant, les gens ont besoin d'avoir chaud avant de prier, les sermons ne réchauffent pas les muscles...

Deux voyageurs de commerce aux bacchantes huileuses acquiescent tout en s'éternisant sur la silhouette féminine. Ils n'en croient pas leurs yeux ronds teinte "libidinage" irrévérencieux. Le ventru exalté s'éloigne, sa mèche virgule frontale le précède. Il fait signe à une serveuse en arrière plan d'aller en cuisine... Il est à son affaire et ne s'attarde nullement, il n'est pas du tout "libertineux" avec l'argent massif, avec les soupières en porcelaine blanche, c'est autre chose.

Elisabeth est à la fête des utilités et des précautions, pas de cotillons, ni de mollets tendus pour se hausser :
— Asseyez-vous adjudant... Mettez les bandes en poche... Il vous faudra les enrouler à partir des chevilles jusqu'à sous le genou pour la première et la seconde c'est l'inverse...
Il ne répond rien de rien, la réaction est en pure désertion, s'il n'était pas à nouveau assis, il chancellerait. Il faut bien reconnaître qu'en cet instant, Elisabeth est plus belle encore que son enveloppe, il faudrait être timbré pour ne pas apprécier une telle enluminure.
— Vous avez bien fait de venir à ma rencontre cela m'a rendu service, je n'ai pas la condition physique pour un tel aller-retour...
Il pleure doucement, mais il pleure comme un gaillard en rupture de tenue réglementaire. Elisabeth s'en émeut, elle se voit pleurer, du moins si elle avait su y parvenir, parfois elle en rêve mais ne trouve pas d'objet à larmoyer. Elle le rattrape par des mots doux :
— Je suis venue une première fois à Morgat et lors d'une promenade qui prit une tournure fâcheuse, j'ai rencontré une jeune femme, Annick de la ferme Kichen... Elle m'a apporté un réconfort au dépend de son propre bien-être... Ô grand jamais, je n'ai été aussi troublée comme vous pouvez l'être aujourd'hui. Je considère que de vous porter attention honore la grandeur d'âme de cette jeune-femme mise à l'index pour de sombres considérations. Désormais ma vie est sauve... J'ai le devoir de donner de l'écho à ce que le hasard m'a offert. D'ailleurs, quand votre service vous le permettra, peut-être pourriez-vous veiller sur cette jeune personne. Elle vit seule et cet isolement me paraît si sévère que cela me brise le cœur. Soldat endormi à défaut de combat, le sous-officier reçoit l'ordre de marche et lève l’étendard de sa fierté :
— Madame, je vous fais le serment de veiller sur elle, ce n'est pas dit qu'Anahauser soit un ingrat.
Faut-il donc si peu pour trouver un sens à la vie, se demande la demoiselle qui assiste à la métamorphose d'un homme abattu par l'inactivité. Il se redresse en franc-tireur conquis par l'importance de l'action à mener. Elisabeth conclut que la dignité s'enhardit par l'utilité aux autres. Et quand bien même il y aurait un peu trop de bravoure à exister par autrui, mieux vaut cela qu'une prétention à vivre pour soi-même dans la solitude de l'esprit peut-être plus éprouvante que celle du cœur.
— Madame, permettez-moi de m'associer à cette entreprise, nous visiterons la demoiselle. Bon sang ne saurait mentir, vous êtes une grande dame...
— 1,68 m Monsieur l’hôtelier, 1,68 m sans talons, ni chapeau, pas un centimètre de plus !!
Elle plaisante sur elle-même, se réduit à sa juste mesure, elle ne l'avait jamais fait auparavant, elle se sent libre de ne pas cacher ce qu'elle n'est pas. On se met à rire de bon cœur, de tout cœur et en chœur !

Le repas fut chaleureux, la séparation prometteuse :
— Bon courage adjudant.
— J'en ai à revendre, je n'avais pas trouvé clientèle.
— Moi non plus, adjudant, moi non plus.
Elisabeth N. incline un cou qui lui baisse la tête. Il est surpris, approfondit la demoiselle, il y a un trait d'union, tout est dit...

Quelques jours de calme, de promenades au bras d'une mère au spectacle des existences précaires. Des visites au gardien du fort enfin à bonne température, des regards en douceur de la part d'une population respectueuse, chacun solennisait la croisée des classes... Elisabeth n'avait pas eu recours à des mises en scène théâtrales pour instiller sa remarquable renommée locale. Le curé de Crozon durant la messe de dimanche avait insisté sur les signes divins de la bonté, elle-même divine sans nommer quiconque. La communauté paroissiale connut un élan, un vent d'espérance avant de gober le pain toujours aussi moisissant... La moisissure ecclésiastique était-ce un signe ? Quelques douteux n'en doutèrent pas.

Aujourd'hui, le jour de réveillon, l'heure approche. Avancer est incertain, respirer n'est pas assuré, excessive est l'angoisse d'Elisabeth approchant de la maison d'Annick en attelage à deux banquettes. La lumière recule sur la lande du ponant, le soir est irrésistible à 17h30. La demoiselle porte la mallette des délices avec maintes précautions. Les chocolats et les oranges ont su attendre la destination ultime du voyage. L'instituteur conduit le cheval et ne souhaite pas être l'élément perturbateur, il sait l'instant fragile, il l'imagine mortel. Il a fait savoir à Elisabeth avant de prendre la voiture qu'Annick n'avait pas de cadeau à offrir. Elle préférait ne pas embarrasser quiconque par des objets indignes. Elisabeth avait instantanément rétorqué qu'une présence était le plus beau des cadeaux. La mère est bien là, la dame aux yeux réfléchis est persuadée de la fragilité de sa fille qui souffle fort. Elle se sent investie d'une intensité maternelle innovante. Ça lui cossette les cotes.

La demoiselle de Par Ici se trouve dans l’entonnoir de sa hantise. Il bruine comme il « larme » sur une joue éprouvée par l'incertitude. Annick est-elle ce qu'Elisabeth s'est représenté, cette dernière n'a t-elle pas été trompée par ses souvenirs, les souvenirs n'ont-ils pas été dupés par les émotions de la rencontre, les émotions ont-elles le sens de la réalité.

L'équipage est arrêté. On descend de façon apprêtée. Elisabeth est tendue à l'excès, soudainement malheureuse d'envisager le pire : la déception marquerait un faciès grimaçant, une sorte de gargouille coulant son fiel. Etre vue ainsi, elle ne le voudrait pas, ce serait montrer ce qu'elle montre en des endroits fourbes. Ici est un rêve, pas une fosse.

Elisabeth avance à pas frottants, l'herbe maritime tisse un tapis souple, elle permet d'équilibrer une demoiselle vêtue de deux réputations – c'est lourd, malcommode, perméable aux aigreurs. Ici, à 33 pas de l'âge de raison, Elisabeth souligne sa perdition et espère une renaissance... Blanche et rose à la fois, le ciel de grisaille prive les invités du moindre éclat. La lividité gagne le front, les joues pâlissent maintenant, une expiration accroche la luette qui toussote. La porte de la maison de Noël ouvre une lumière intérieure avance et éclaire un visage vrai d'un jaune de chandelle, un ensoleillement matinal tout en promesses. Elisabeth marque un temps d'arrêt, le temps des appréciations suggestives, puis nominatives :
— C'est Elle !
Le ton est sec, judiciaire.

Annick embellie d'une robe de cérémonie, est stable si ce n'est que le sourire sonne l'hésitation. Elle ignore les convenances. Un œil vif qui ne demande qu'à apprendre refuse de se soumettre à l'embarras compassé. Elisabeth est charmée par cette franche fierté . Elle tire sa mère avec une force d'Hercule, la dame est propulsée au premier rang.
— Mère, je vous présente Mon Annick !
La dame est troublée, intensément troublée, anormalement saisie.

Pierre Vincent attrape au vol la mallette des présents. Les deux jeunes-femmes ne sauraient émettre le moindre mot en se tenant les mains. Se prendre les mains, s'y attacher, dépense un temps incommensurable à exténuer les horloges. Fort heureusement, le crachin a la vertu de délaver les paupières.
— Pierre, dites à Annick combien je suis heureuse de la revoir, plus belle encore habillée ainsi, plus émouvante que mon attente me le laissait espérer...
L'instituteur traduit. Soulagé, il avait redouté le cafouillage d'esprit et de nature et apprécie les retrouvailles fusionnelles à doigts touchés. Annick fait répondre qu'elle remercie la présence d'une dame à qui elle souhaite la bienvenue et ajoute avec assurance, qu'elle avait connu toutes les semaines passées l'enchantement de l'espoir et que rien ne pouvait la démoraliser, ni rider sa joie sachant qui venait : la demoiselle Espérance.

La mère est invitée à entrer, elle favait été avertie depuis Paris déjà, de la disposition de la pièce par sa fille. Une odeur de pain, de pin, de vin, de lin, tout ce qu'il y a de plus feutré en campagne. Des bougies, du houx en petites branches décorées de leurs baies rouges, une fragrance de miel et de lait enfin. Bien visibles aussi, les fameuses étagères à victuailles et du bois de chêne en attente à côté de l'âtre. Annick invite Elisabeth à mettre une bûchette sur les flammes du petit bois...
— La bûche de Noël !
L'exclamation d'Elisabeth est un aveu de complicité en toute réciprocité. Elle savait qu'avec Annick, il n'y a pas de faux semblant, d'usage du mot autre que le sens que le bon sens lui donne.

On conserve les manteaux pendant quelques minutes, puis il faut les enlever quand le chêne crépite. Elisabeth n'est plus émue, elle est en plénitude ; Annick veille à tout, elle orchestre à merveille ; l'instituteur est satisfait et le montre sans ambages. Annick prend ce beau sourire dont les bienfaits sont évidents. Elisabeth pétille de ravissement. La petite Bretonne prévient qu'elle va conduire le cheval dans l'ancienne étable puis elle reviendra immédiatement pour servir une collation... Elisabeth entend Pierre relater l'intention avec distraction. Puis dès qu' Annick la frôle pour se présenter à la porte, elle baisse les paupières infiniment. Annick s'est éclipsée...

— Je vous remercie Pierre, de nous avoir accompagnées. Annick est plus avertie qu'à notre première rencontre. Je ne m'illusionne pas, n'est-ce-pas. J'ai besoin d'y voir clair.
L'émoi est anxiogène.

— Rien qu'en la préservant de l'anxiété de la faim, vous la secouriez. Depuis que votre altruisme est reconnu de tous et que vous avez révélé à qui voulait l'entendre qu'Annick vous avait protégée, on est venu la voir en toute discrétion. Elle n'est plus à l'écart. Elle est rétablie dans ses prérogatives de jeune femme courageuse fasse au deuil. On n'hésite plus à vanter sa gentillesse. Il faudra du temps pour normaliser son essor légitime mais elle s'en sortira, vous avez restauré et embelli des liens, des liens de survie en quelque sorte ainsi que ceux du respect. Sa dignité reprend forme cela est certain. Le retour à l'église se fera, la messe sera prononcée. Annick va vivre tout cela patiemment en pensant à vous. Elle me confie que sans vous elle serait morte de désespoir. Elle précise que vous êtes son inspiration. A chaque fois qu'elle lutte contre ses incompréhensions, elle vous représente à côté d'elle et votre auréole la soulage des tracas.
— Je mourais sans elle du poison de ma superficialité. J'ai besoin de vrai, elle seule sait me l’insuffler. Promettez moi Pierre de toujours me dire ce qu'il advient d'elle, jurez-moi de me prévenir si je la blesse. Je ne peux faire son bonheur, je veux contribuer à sa liberté quoi que j'aie à accomplir pour y parvenir. Elle est mon envie de réussir ma pauvre vie pour la servir et enrichir la sienne... Regardez, j'ai sur moi dans ce petit coffret sa clé, cette clé m'ouvre un horizon. Je panique à ne pouvoir jamais faire un pas.
Elisabeth N. a posé sur la table la boîte ouverte de la délivrance. Elle effleure de quelques bulbes la tige ronde et par réaction instinctive lisse un sourcil avec ce baume imaginaire. Elle repense au soldat sans guerre mort d'ennui, elle s'identifie à cette représentation macabre, même si elle n'est pas la seule à être morte avant d'avoir vaincu ses hantises. Elle se souvient de ses pieds dans l'eau de mer et se reproche de ne pas s'être immergée plutôt que d'avoir à survivre à son trouble. Elle ne parvient pas à se croire, ni à croire en elle, alors que faire, qui devenir ? Elle ne doit rien salir un point c'est tout, ce point est tout.
— J'entends ses sabots sur les pavés, chut, taisons-nous, je veux la voir revêtue de perles de pluie...
Annick entre, perlée à ravir, elle dévisage Elisabeth qui s'est retournée.

Tout va bien, le feu s'amuse à applaudir par des craquements festifs. Elisabeth se lève et dispose deux bûches nouvelles. Un retour de flamme a mis des étincelles dans les yeux d'Annick. Elle sublime Elisabeth, les mains jointes vers le bas, en refus de prière :
— Ma ael
Elisabeth a bien entendu la douceur, elle renonce à la compréhension pour se lover dans un frémissement corporel. Mieux vaut le mystère que la clarté des sens se raisonne-t-elle. Annick revoit la clé dans cet écrin et devine l'importance du talisman, elle est comblée, emplie jusqu'à la surface de son cœur.

Le temps avance jusqu'à sa nuit profonde, les paroles sont en sourires constants, les rires des anges soulagent la moiteur de l'air. Le cidre est sucré, il masque son divertissement pour mieux surprendre qui s'y attache.

Madame N. mère est indisposée non pas par ce qu'elle voit puisqu'elle boit sa fille émancipée, l'évidence caracole, le cidre livre des refrains, les crêpes dansent sur le bilig, les minutes regorgent de festivités. Les oranges émerveillent Annick qui n'en n'avait jamais soupçonné la création. Elisabeth déshabille l'agrume avec ses ongles. La vieille dame périclite et se met à pleurer. C'est Annick qui s'en rend compte la première... Elle est persuadée qu'elle déçoit, elle reconnaît que ce soit compréhensible, ce n'est pas parce qu'on porte la robe de mariée de sa mère que l'on est une princesse de la lande.

La mère est remarquable de promptitude et ne veut pas gâcher les dégustations des quartiers d'orange mariés à des carrés de chocolat... La sincérité vient à la rescousse du probable naufrage. Elisabeth tangue, Pierre gîte sans pour autant croire à la submersion, cette mère à la dérive pâtit d'elle-même... La dame se lève d'une chaise rude, contourne la petite table à festin, se positionne devant Annick en pleine gourmandise. La dame toute entière, prend entre ses mains veineuses le visage d'Annick, s'incline et pose un long baiser passion sur la joue gauche de la paysanne, la joue et sans nulle doute de légères lèvres, une commissure fondante, un indice, une suffocation, un plaisir sorti au grand jour.
— Relevez tout Monsieur. Ma fille... Elisabeth... Je suis mère sans volonté de l'être...
Un temps de pause de traduction... Une reprise poussive :
— Je ne manque pas d'amour pour vous bien que je ne sache pas vous aimer parce que la vie ou plutôt devrais-je dire le soin apporté à la sauvegarde de la réputation de ma famille a fait qu'on me maria avec un homme ambitieux, votre père. Votre père fut averti de mon peu d'empressement à célébrer la masculinité... Prise par l'exigence familiale, incapable de la supplanter, j'ai vécu au service de ma soumission à l'idée de ce qu'une femme de bonne famille doit vivre. Je suis devenue une théâtreuse, la comédie des mœurs est mon registre favori... Avec le temps je me suis mise à aimer ma réputation jusqu'à l'idolâtrer, je suis tombée en esclavage.
La dame éprouvée revient à Annick :
— Mademoiselle, mon baiser est mon seul baiser de femme, même si à mon âge il est impudique d'embrasser le désir. Vous êtes belle sous la peinture de ma fille Elisabeth qui voit en vous une allégorie irrésistible. Vous avez été ma gourmandise le temps d'un baiser, ne m'en tenez pas rigueur, c'est ainsi que les réputations tombent, comme tombent les rideaux et les masques. La réputation est le mensonge de soi que l'on déclame ou entretient en public par lâcheté, par calcul, par pudeur, par peur de l'autre, quelque soit la raison, la raison s'y perd à ne pas être elle-même, déroutante et égarée, toujours... Valeureuse et judicieuse jamais. La dame asséchée passe ses paumes à la flamme de la cheminée, retourne à sa place, calme.

Dehors le crachin se lamente sur les réputés des cimetières et des théâtres. La liberté serait de faire remonter la pluie dans ses nuages, mais qui le peut ?

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