LA PRESQU'ILE DE CROZON
C'est une des parures de la Bretagne, cette haute et étroite langue de
terre, allongée entre la rade de Brest et la baie de Douarnenez, avec
ses trois éperons rocheux en façade sur l'Iroise, falaises à demi démantelées
et en lutte éternelle avec la mer.
Non seulement la presqu'île de Crozon est une des merveilles du
littoral français, mais sur ses dix ou douze mille hectares,
elle présente en raccourci et dans leur séduisante variété tous les grands
paysages de la Bretagne, de Brest à Fougères et de St Brieuc à Nantes.
Si les landes dénudées de l'Arrée et de la Montagne Noire vous séduisent,
vous les retrouverez, moins étendues, mais aussi parées de leurs bruyères
roses et de leurs ajoncs
aux fleurs d'or, sur les longues croupes allongées de Landévennec
au Toulinguet,
où l'herbe
de lande ondule entre les fossés, sous les souffles souvent rudes
du suroît et du noroît.
Mais il y a, ou plutôt il y avait sur ces hautes terres une note qui manquait
à l'intérieur: les nombreux moulins
à vent. Crozon, au temps où il vivait sur lui-même, avait trop peu d'eau
courante pour ses moulins. Le vent y suppléait. J'ai vu encore tourner
gaiement, il y a quarante ans, bon nombre de leurs grandes ailes. Aujourd'hui,
les ailes sont immobiles, ou ont disparu. Les tours seules demeurent,
souvenirs muets d'un passé mort.
Crozon a pourtant un cours d'eau, vestige lui aussi, d'un passé mort,
le ruisseau
de Kerloch, mince courant enfoui dans les roselières;
sa vallée trop large pour lui rappelle qu'autrefois (un autre fois qui
n'est pas à la mesure humaine), elle fut suivie par les eaux de l'Aulne,
Ar-Ster-Aoûn, la rivière profonde, aujourd'hui détournée dans le creux
et tortueux estuaire de Landévennec, vers la rade de Brest.
Landévennec... Ce nom me fait songer qu'à côté des landes
austères abondent dans la presqu'île les riantes oasis où, au mois que
nos pères ont appelé Floréal, la presqu'île se pare de toutes les couleurs
, quand s’attiédissent les souffles du large et quand, le soleil fait
succéder les mois clairs aux mois noirs.
Landévennec est la plus connue de ces oasis où, à l'abri du noroît trop
âpre, la nature végétale montre une vigueur ignorée sur les hautes landes.
Les moines
solitaires d'il y a dix siècles avaient bien choisi leur retraite, tant
pour le travail et pour la méditation que pour la contemplation de la
nature.
Mais, hors de Landévennec, vous trouverez les mêmes paradis de plantes
et de fleurs
sauvages, fougères, silènes, iris, digitales au revers des fossés,
dans les sites abrités analogues, autour du Fret,
de la chapelle
Saint-Fiacre aujourd'hui ruinée, et au fond de la baie de Roscanvel.
Que de frais souvenirs de jeunesse sur ces chemins tortueux et ombreux,
à peu près solitaires avant l'âge de 1'auto, et animés seulement par des
voitures d'hôtel ou des charrettes, et aussi par la bicyclette qui était
à héroïque de sa primauté! Encore la bicyclette n'avait pas le droit de
cité partout. Sur les chemins raboteux du cap
de la Chèvre, où mon pneu luttait avec peine contre les aspérités,
des gamins, embusqués derrière un talus, m'assaillaient à coups de pierres.
Ce fut, du reste, la seule fois que pareille chose m'arriva.
Dès cette époque les étrangers affluaient dans la presqu'île. Ce n'était
pas la riante nature des oasis qui les attirait. Elle était méconnue,
on la méconnaît peut-être encore. Ce qui les attirait, c'était la mer.
La mer avec sa plage de Morgat,
une des plus belles qui soient, dans son encadrement de roches; la mer,
avec les grèves du Toulinguet où fleurit le chardon bleu ;la mer, avec
les grands escarpements rocheux des Tas-de-Pois
du château de Dinan
et du Toulinguet. J'aimais aussi ces beaux paysages avec l'Iroise comme
fond de tableau ; j'aimais ces paysages qui ont attiré et retenu Antoine,
Toudouze et Saint-Pol-Roux ; mais ils avaient aussi pour moi 1'attrait
de donner, avec les stries de leurs roches veinées de rouge par le minerai
de fer
ou allongées en durs bancs de quartzite blanc, des tranches de géologie
parlante. La presqu'île de Crozon est une des terres qui, par leur variété
et par la complexité de leurs formations, sont les plus intéressantes
pour l'histoire du globe. Les géologues de Rennes, A. Colin et Yves Milon,
le savent bien. J'y ai fait excursion avec eux, au temps heureux de la
paix.
Ce temps heureux, mais déjà beaucoup plus lointain, était celui ou les
hôtels de la presqu'île de Crozon n'avaient encore aucune allure de palace.
On y trouvait, après les randonnées sur les champs et sur tes grèves,
le gîte patriarcal dans la vieille auberge de Bretagne. Tous ceux qui
se rappellent l'hôtel
Dorso, à Camaret, gardent le souvenir de cet âge d'or.
Source : Gallica – Bnf / La Dépêche de Brest 08 avril 1942. Auteur : Camille
Vallaux.
Camille Vallaux (1870-1945), fils de meunier de Vendôme,
fut un scientifique très actif puis oublié. Passionné par l'océanographie
géographique, toute nouvelle science, il a vécu à Brest. Elève de Paul
Vidal de la Blache, grâce à ce dernier, il obtint un premier poste d'enseignant
à l'école navale à bord du « Borda » désarmé (navire à quai, faisant office
d'école) entre 1901 et 1913. Vivant donc au bord de mer, il s'intéressa
à l'interaction économique entre la mer et les populations du littoral.
Il découvrit la presqu'île de Crozon pour part à vélo avec l'esprit d'observation
qui guidait les intellectuels de la fin du 19ème et début du 20ème siècle.
Ses ouvrages parlant d'océanographie qui n'existait pas encore et de géographie,
son travail passa un peu inaperçu jusqu'à ce que l'océanographie fut une
matière enseignée. Au delà de cette carrière, il publia régulièrement
des billets dans la presse avec quelques points de vue politiques. Laïc
acharné, dreyfusard convaincu, il prônait la suppression des départements
en faveur de régions plus ou mois autonomes.
De plus :
1895 : professeur au Lycée de Pontivy
1919 à 1932 : professeur d'histoire au Lycée Janson de Sailly et de géographie
à l'Ecole des Hautes études commerciales à Paris.
1926 : officier de la Légion d'Honneur
1927 : agrégé de géographie, docteur ès lettres
Revient à Brest : examinateur honoraire d'admission à l'École navale
Domicile au Relecq-Kerhuon.